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PHOTO DE CLASSE
ANCA VISDEI
SENS DE LA VISITE : AUTORISATION DE PARCOURS PERSONNEL Que le metteur en scène prenne cette pièce pour un patchwork...Pour paraphraser cette autre exilée des lettres et du coeur : excusez-moi, j'ai eu trop à dire pour faire court...et comme il y a encore tant à dire, chaque metteur en scène coupera les siennes (de scènes) et je tâcherai d'y reconnaître les miens (de personnages)...Ainsi, la représentation des scènes 2,3,4 et 5 ( pages 5 à 35 ) est "facultative". Leur insertion m'a semblé cependant nécessaire pour le lecteur, les comédiens et le metteur en scène... Cette pièce est un grenier de grand-mère : chaque objet est vrai, il a servi et vécu, il a sa mémoire et son exil...mais, comme dans un grenier, on ne peut exhumer que quelques pans du passsé...Opérer ce choix c'est déjà prendre parti pour son propre avenir.... Cette pièce est un palimpseste déchiffré à la lueur d'une absence de vingt ans. Or, ce regard, que voit-il sinon une superposition de vies, de temps et de rythmes, des destins croisés où un acteur-copiste commence à vivre une aventure qu'un autre continuera ? Le regard de l'absente tombe sur des bouts de vie, arrive parfois à décrypter des codes oubliés, d'autres fois pas... Cent fois, quelq'un gratte le texte d'un autre, sa vie, son dire, pour dégager de l'espace pour lui-même. On efface un amour pour y écrire une lutte professionnelle, on rature un triomphe pour écrire en toutes lettres un échec personnel. Et, parmi les lignes, dans les blancs vierges du manuscrit qui ne doivent leur pureté qu'à l'absence, Bianca-la-revenante lit des bribes de son propre destin et, toute étonnée, elle y trouve la place pour écrire son avenir. La lecture est embuée d'émotion car, quel que soit le copiste, fougueux et vindicatif ou maniaque et pointilleux, on y trouve toujours ce mélange d'extrême violence et d'infinie douceur. Ailleurs aussi il y a des sentiments mais jamais de tels extrêmes. La nostalgie de ce pays est la nostalgie de la passion devastatrice et vitale... A.V. PERSONNAGES LE SOMMELIER BIANCA VIOLETA KATIA MARINA ROBESCOU RADOU VINCENT VLAD SILE SILHOUETTES ces rôles seront interprétés par les mêmes comédiens qui jouent les anciens élèves un mendiant dans le métro la préposée aux petites annonces Marc les clients des Petites Annonces les invités à l'enterrement Luca et Monica, les parents de Vlad PHOTO DE CLASSE
Scène 1 : QUOTIDIEN, PARIS. JOUR... page 4 Scène 2 : CE N'EST QU'UN AU REVOIR...PARIS, SOIR. page 5 Scène 3 : HERMES AUX PIEDS AILES BUCAREST,MATIN...page 9 Scène 4 : L'INTENDANCE...BUCAREST, MIDI. page 20 Scène 5 : LE CIMETIERE, BUCAREST. CREPUSCULE... page 27 Scène 6 : LE BANQUET. BUCAREST, SOIR... page 35 Les garçons entre eux ---> page 91 Les filles entre elles ---> page 101 Les derniers --->page 111 Scène 7 : BUCAREST-PARIS, AURORE... ---> page 115 Une valse d'il y a vingt ans --->page 118 Après l'amour ---> page 119 La Boule à zéro ---> page123 SCENE 1 : QUOTIDIEN, PARIS. JOUR... Ce prologue se jouera, comme l'épilogue, sur une avant-scène vide, devant le rideau de scène encore baissé. Le décor sera suggéré uniquement par des éléments sonores. Environnement sonore : métro à Paris. Bruit de la rame, signal bien connu de la fermeture des portes, bruits de foule...Bianca, habillée d'un très beau manteau de fourrure, tient la poignée imaginaire d'une rame de métro bondée. Se dandinant comme une personne qui essaye de maintenir son équilibre, un homme tient dans les bras un paquet de langes à l'intérieur duquel se trouve très vraisemblablement un bébé . L'HOMME Madame, Monsieur, je suis réfugié de Roumanie, je peux pas nourrir mon enfant...si vous pouvez donner une petite pièce ou même un ticket de restaurant... Il s'approche de Bianca. L'HOMME Ayez pitié d'un réfugié roumain... Bianca regarde ailleurs et ne bronche pas...L'homme insiste en tendant la main tout près... L'HOMME Ayez pitié ...je suis venu de Roumanie à pied...(il regarde très ostensiblement son manteau de fourrure) Vous ne pouvez pas ne pas donner quelque chose à des réfugiés roumains... BIANCA (n'y tenant plus, dans un mouvement d'humeur) Vorbiti româneste ? L'homme la regarde, ahuri. BIANCA (en colère) Biet refugiat, hein ? Parle alors, fratele meu alb , de ce taci, mon frère blanc ? L'homme recule, très inquiet...Il regarde à gauche et à droite comme pour trouver de l'aide auprès d'imaginaires voyageurs qui les entourent... BIANCA Réfugié roumain, hein ? Ca marche bien, le réfugié roumain ? c'est à la hausse? Dommage qu'il ne parle pas roumain, le réfugié roumain, n'est-ce pas? T'aurais dû prendre des cours, mon vieux. On ne devient pas Roumain sans souffrir... Moi, c'est de naissance ( elle tend la main, pour mendier, très près du visage de l'homme, exactement avec les mêmes gestes qu'il avait eus un instant avant) Aidez une pauvre réfugiée roumaine ... Elle avance menaçante vers l'homme. Celui-ci recule, tendant piteusement le bébé... L'HOMME Moi je suis Tsigane, Madame, mais le bébé il est Roumain, je le jure sur la tête de...(il cherche) de mes enfants...Le bébé il est Roumain...garanti... Bruit des portes du métro qui vont se refermer, l'homme recule disparaissant dans la coulisse comme happé par le rideau de scène; bruit de la rame de métro qui repart. Bianca tend les mains vers le bébé disparu. Comme le métro est reparti, elle trébuche, s'accroche aux plis du rideau..et répète comme hypnotisée : BIANCA Le bébé est Roumain...le bébé est Roumain...(soudain elle se met à pleurer...elle s'arrête un instant, parmi les hoquets : ) ...faut qu'il rentre chez lui alors... SCENE 2 : CE N'EST QU'UN AU REVOIR...PARIS, SOIR. Bianca est restée dans la même attitude qu'à la fin de la scène précédente. Prostrée, encore habillée de son manteau de fourrure, elle s'est juste assise au bord de la scène; ses jambes pendent dans le vide de la fosse. Elle semble perdue dans ses pensées. Du fond de la salle surgit Marc, très en colère, remontant à toute allure vers l'avant-scène. MARC Tu ne vas pas me dire que cette envie subite de revoir la Roumanie t'as prise vingt ans après, comme ça...tout d'un coup... BIANCA (lasse, on sent qu'ils se disent les mêmes choses depuis des heures) Je t'ai déjà raconté dix fois : ce mendiant dans le métro qui se prétendait roumain, ce bébé..."garanti" roumain... MARC T'as vu un bébé roumain et le mal de pays t'a saisi... tout d'un coup !...Comme une envie d'éternuer... BIANCA (sans ironie) C'est exactement ça : comme une envie d'éternuer...irrésistible ! MARC ...après vingt ans...Je suis peut-être cocu mais pas imbécile... BIANCA Tu sais bien qu'avant la révolution je ne pouvais pas y aller... MARC Pourquoi n'es-tu pas allée après? Ca fait tout de même deux ans qu'elle a eu lieu, ta révolution... BIANCA ...Tu sais bien que je voulais y aller avec toi... par deux fois on avait même réservé les places dans l'avion et, au dernier moment, comme tu n'as pas pu venir... j'ai annulé... MARC Excuse-moi : je travaille...(caresse le manteau de Bianca) Et pourquoi je travaille? Pour avoir beaucoup d'argent pour que tu sois la plus belle, la plus élégante...J'ai tout fait pour toi ...et quelle est ma récompense ? tu me mens. Dis-le moi franchement si tu dois voir un homme en Roumanie ... BIANCA (exaspérée) Ca recommence..."Nous savons tout mais nous préférons entendre vos aveux"...Tu sais que, de la Savak à la Securitate, tous les tortionnaires utilisent cette technique-là...? MARC (imperturbable) Si tu as fait une erreur, je peux le comprendre...Tu es si belle , si sensuelle...si attirante...n'importe quel homme ferait n'importe quoi pour y arriver...je le sais bien : j'ai été à leur place...Et tes sens, toujours en éveil... BIANCA Je te parle d'un voyage, pas de mes sens... MARC ... Je t'aime si fort...que je suis au-delà de la jalousie. Savoir que tu en aimes un autre me fera mal mais tant pis : je ne peux plus me passer de toi...Qui sait? je t'aimerai peut-être encore plus si tu me fais confiance, si tu me dis tout... BIANCA Mais qu'est-ce que tu veux que je te dise? Je ne t'ai jamais rien caché...Viens avec moi... MARC Tu me dis ça parce que tu sais que je ne peux pas venir maintenant...en été, peut-être... je ne dis pas non... BIANCA L'été, c'est dans six mois...et d'ici là tu arriveras bien à inventer un nouvel empêchement... MARC Je travaille : excuse-moi... BIANCA Tu peux bien prendre dix jours de vacances... une semaine...? cinq jours seulement...trois, si tu veux ...mais je dois y aller...maintenant ! MARC Je ne peux pas : je travaille... BIANCA Je dois y aller... MARC Je savais que je t'aimais trop. Tout le monde me le disait : attention, tu la gâtes trop, tu lui fais trop confiance...Elle va se moquer de toi, elle va te tromper. Et moi ? Comme un imbécile : Bianca est à part, elle n'est pas comme les autres ...je t'ai tout donné et tu me quittes...après tout ce que j'ai fait pour toi... BIANCA Mais qui parle de te quitter ? MARC Parce que tu crois que nous resterons ensemble après ton retour...à peine sortie des bras de l'autre... BIANCA Mais quel autre ? tu deviens fou ? MARC L'autre : le Roumain...On dit bien "cherchez le Roumain", non? BIANCA Tu deviens bête... MARC Tu sais qu'on doit se marier en mai... BIANCA Ca n'y change rien... MARC Attends que je puisse t'accompagner...dans un mois...ca ne brûle pas... BIANCA Je me demande pourquoi tu as si peur d'y aller... MARC (long rire faux) Moi, peur ? de tes distingués intellectuels roumains qui crèvent la faim, peut-être ? Non, ma chère, moi je ne suis qu'un homme d'affaires primitif qui couvre sa femme d'or et de vison et qui avait l'intention de l'épouser en mai... BIANCA Tu n'as plus l'intention...? MARC Si, bien sûr...sauf si tu pars. Là je te quitte : tu seras allée trop loin : tu m'auras trop fait souffrir... Un long silence. Bianca regarde Marc avec tristesse...Celui-ci, croyant son but atteint, lui prend le visage entre les mains et lui embrasse les cheveux...Elle se coule dans ses bras, toute tendresse et douceur. MARC Pardonne-moi de t'avoir parlé si durement mais il fallait que les choses soient dites...Tu es la femme de ma vie... BIANCA Mon chéri... il y a bien des années, on a essayé de m'imposer des choses en me menaçant de prison, de viol, de rélégation... comme on nous le faisait à tous...et je n'ai pas cédé...et tu crois qu'aujourd'hui...au fond , non : tu as raison. Aujourd'hui c'est plus dur : le chantage sentimental...dur-dur d'y résister... MARC ...tu es libre...Je me faisais une telle fête...le mois de mai...Tu sais que je t'aime, tout ce que je fais pour toi... BIANCA (hagarde, elle enlève son manteau de fourrure, le pose doucement dans les bras de Marc comme s'il s'agissait d'un bébé) Je n'ai jamais aimé personne autant que je t'aime, je n'aimerai plus jamais comme ça mais...mais... (au bord des larmes) Dreyfus est innocent...et le bébé est Roumain : il doit rentrer chez lui...(elle s'en va tout doucement) MARC Bianca, réfléchis bien : si tu t'en vas maintenant, tu ne reviendras plus...(crie) plus jamais ! (se retourne, seul, voûté, vers la salle, caressant machinalement le manteau qu'il serre contre lui) Elle est capable de s'en aller...Elle ne reviendra plus : ces Roumains, je les ai vus aux actualités : des charmeurs...Dreyfuss, elle a bien dit Dreyfuss...ça lui a échappé (réflèchit longuement, il part, abîmé dans ses pensées) Si elle revient je l'épouse toujours...seulement : si elle ne revient pas...Si elle ne revient pas...(il sort de la salle) SCENE 3 : HERMES AUX PIEDS AILES. BUCAREST, MATIN...
Une fonctionnaire en blouse grise et manches de lustrine noire pousse péniblement le rideau qui s'ouvre avec un grincement de mécanisme mal huilé. Le rideau une fois levé, on découvre une longue file qui attend sur la scène. Bianca attend dans cette file. Elle est la seule à être habillée différemment : elle porte un manteau blanc. Tous les comédiens de la distribution, enveloppés dans un même manteau-imperméable beige-kaki, font la queue. Bianca est parmi les derniers. De petits accrochages muets (passages dans le désordre, pickpokets qui opèrent) ont lieu dans la file; ils finissent tous par se résoudre dans des scènes également muettes. Une sorte de guichet-guillotine est installé à l'avant-scène côté cour. La fonctionnaire en blouse grise et en manches de lustrine remonte la file, en se dirigeant vers son guichet : elle compte les solliciteurs et sa mauvaise humeur grandit ; elle s'exprime par des grognements, des claquements de langue et autres bruits signifiant l'agacement le plus menaçant. Un air burlesque, moitié tarte à la crème moitié mélo, plane sur l'assemblée. Par exemple : pour chiper la place de quelqu'un dans la queue, on lui indique un point indeterminé par terre et, quand l'interpellé s'y penche, on se faufile à sa place. Il accepte de s'être fait avoir sans protester mais il applique illico le même traitement à un autre innocent. C'est ainsi qu'après une débauche de ruses et de micmacs de la part de tous les quémandeurs, la queue, après mille soubresauts, reprend exactement le même ordre qu'elle avait au départ. Le store du guichet d'annonces est figuré par le couteau de la guillotine : un store blanc sale coupé en biseau. En grosses lettres on peut y lire : "La Voix du Peuple". Dès que ce store se lève, le premier personnage tend un bout de papier à la préposée : LA PREPOSEE ...Quinquagénaire mais jeune d'esprit...(le demandeur fait signe à la préposée de parler moins fort mais cette dernière poursuit, imperturbable) marié mais disponible (le sollicitant se prend la tête entre les mains) cherche jeune femme à la poitrine généreuse et pouvant recevoir pour moments de tendresse dans l'après-midi...(toute la file se gausse) vingt-trois mots ! quatre cents-soixante lei ! PREMIER CLIENT (affolé) Quatre cents-soixante lei? PREPOSEE (voix de robot) C'est le tarif : il est affiché. Le livre de réclamations se trouve à gauche en sortant, c'est moi qui suis chargée de donner suite aux réclamations et je n'ai pas de supérieur hiérarchique... UN CLIENT RALEUR Vous avez voulu une économie libre ? On l'a... UN CLIENT PACIFIQUE C'est pas pire qu'avant... UNE CLIENTE FATALISTE C'est exactement la même chose qu'avant... UNE CLIENTE AGRESSIVE (bouillant de rage retenue) Ah non, avant on vous aurait coffré tout de suite si vous avez tenu des propos subversifs...Saboteurs... UNE CLIENTE FATALISTE C'est bien ce que je disais : on s'est fatigué pour rien... PREMIER CLIENT On ne peut pas enlever quelque chose ? UN CLIENT FARCEUR "Généreuse" ! Au lieu de "poitrine génereuse" on laisse "poitrine". Cherche femme avec poitrine... PREPOSEE (rigolant) Jeune d'esprit mais avare...cherche femme avec poitrine. UNE CLIENTE SINISTRE Apporter sa capote et son savon ! PREPOSEE Douze mots : deux cents quarante francs... UNE CLIENTE OPTIMISTE Quelles simagrées ! Qu'est-ce que c'est quatre cents lei si on trouve l'âme soeur ? LA CLIENTE AGRESSIVE Les hommes, tous des cochons ! UN CLIENT RAISONNABLE N'empêche : quatre cents lei c'est un quart de porc... LA CLIENTE OPTIMISTE (vivement intéressée) Un très beau porc alors ...et encore : au marché noir! LA CLIENTE FATALISTE Bien sûr : au marché noir ! Où ailleurs? PREPOSEE (pressée) Vous la donnez, votre annonce, oui ou non ? tout le monde vous attend... PREMIER CLIENT Je la donne, je la donne... (Il compte l'argent avec un long soupir à chaque billet, il paye et sort sous les rires et les quolibets des autres...Chaque fois qu'un client sort, il revient par la coulisse se replacer en queue de file, de façon à ce que la queue soit toujours aussi imposante et numériquement irréductible...Les rires s'arrêtent instantanément quand le volet du guichet tombe. Long soupir de déception de la queue.) LE CLIENT RALEUR C'est pas la pause de midi ! LA CLIENTE AGRESSIVE Bien sûr que non : la pause de midi, elle venait de la prendre juste avant le satyre... LE CLIENT RAISONNABLE On a beau dire : ils se la coulaient douce avant... ils se la coulent douce maintenant... UN CLIENT RALEUR Il n'y a plus d'ordre... LE CLIENT RAISONNABLE C'est n'importe quoi... LA CLIENTE FATALISTE Ca l'a toujours été : c'est l'espace balkanique qui veut ça... LA CLIENTE AGRESSIVE Avant, il y avait une discipline au moins : avant...! LE CLIENT AGE Vous dites de bêtises : vous n'étiez même pas nés. UN CLIENT RALEUR Non, crétin : on n'était pas nés sans quoi on n'aurait pas laissé les imbéciles de votre âge installer le communisme ... LE CLIENT AGE (furieux, veut protester) Morveux... LE CLIENT RAISONNABLE (ami du jeune, très dépité, au client âgé) T'as pas honte, hein? T'as pas honte, homme aux cheveux blancs, insulter un jeune...? LE CLIENT AGE (suffoquant d'indignation) Mais...mais...c'est l'inverse : c'est à lui de ne pas insul...mes cheveux blancs...juste... LE CLIENT RALEUR Ils ont pas honte, ces vieillards. La mort les cherche chez eux et eux, ils traînent encore leurs vieilles guibolles varriqueuses en ville... (Le client plus âgé est si contrarié qu'il frôle l'infarctus mais on entend un grand "chut" collectif : le rang se resserre, chacun reprend son calme... Le guichet s'ouvre. Le client suivant tend son annonce.) PREPOSEE (lisant) "Vends appartement place de la Patrie. Décoration artisanale typiquement roumaine. N'accepte le prix qu'en dollars ." Trois cents quarante lei...(rêveur) Tout le monde se fait payer en dollars aujourd'hui...même le médecin, même le boucher...Il n'y a que moi qui suis obligée d'accepter du papier cul... LA CLIENTE SINISTRE Trois cents quarante lei...?! Je croyais que l'immobilier était moins cher... PREPOSEE (les yeux au ciel) Et en plus ça se plaint... LE CLIENT RALEUR Ca va empocher des milliers de dollars et ça râle pour trois cents lei... LE CLIENT RAISONNABLE Et qu'est-ce que c'est trois cents lei? Même pas un dollar... LA CLIENTE SINISTRE Bon, ça va : de quoi vous mêlez-vous ? (Elle compte et avance l'argent avec un petit geste compliqué, commun à tous les personnages, une sorte de passage furtif ressemblant à la manière dont on protégeait en classe son cahier lorsqu'on ne voulait pas que le voisin puisse copier) LE CLIENT RAISONNABLE Je me mêle de ce qui me regarde : vous retardez la queue avec vos jérémiades... LA CLIENTE SINISTRE (partant) Parce que vous, c'est une urgence, évidemment? LE CLIENT RAISONNABLE Oui : quelqu'un qui ne peut plus attendre... PREPOSEE Ne vous disputez pas ou je ferme... (Immédiatement, l'ordre le plus absolu règne, le client suivant, "l'urgence", avance et tend son papier) PREPOSEE (lisant)"Maman, grand-mère, cousins Nae 1 et 2, marraine Tarda, petit Nicolas et les cousins Fetesti, les coeurs brisés par la douleur, annoncent la diparition inattendue et foudroyante du plus cher être au monde, leur bien aimé Nae 3 dit le Chameau. N'envoyez pas de fleurs mais complétez la souscription pour une pierre tombale en marbre. Dons en dollars bienvenus. Nae, tu nous manques cruellement..." LE CLIENT RAISONNABLE Soixante-cinq mots! Mille trois cents lei : les voici LA CLIENTE OPTIMISTE Quelle dignité ! Il a perdu l'être le plus cher et il paye sans broncher plus de mille lei... LA CLIENTE AGRESSIVE (fielleuse) Peut-être qu'il a hérité de l'être le plus cher... LE CLIENT RAISONNABLE (sortant) Mal baisée névropathe ! PREPOSEE (lisant l'annonce du client suivant) "L'Entreprise Bioélectrotechnochimica cherche pour engagement ferme..." LE CLIENT FARCEUR (se retournant) Chut! Je n'entends rien! PREPOSEE "...chauffeur avec expérience pour...( la moitié de la fille s'est avancée , tous sens en éveil)... travail en Moldavie..." (Démobilisation générale, soupirs déçus) LE CLIENT RALEUR Vous ne trouverez jamais... LE CLIENT AGE Ou alors un retraité... LE CLIENT PACIFIQUE (regarde la fille, inquiet) Vous croyez ? LA CLIENTE FATALISTE Parole d'honneur : toute la province cherche désespérémént d'avoir des papiers de Bucarest et vous croyez que quelqu'un va quitter la capitale pour le fin fond de la Moldavie... LE CLIENT PACIFIQUE En Moldavie, il y a a manger... LE CLIENT RALEUR Oui mais ...il n'y a que ça. C'est maigre, pour un jeune... LE CLIENT FARCEUR Précisez que vous prenez des retraités : ceux-là ne pensent qu'à bouffer... LE CLIENT AGE Pardon ! LE CLIENT PACIFIQUE (à la préposée) Un retraité, c'est une idée, vous croyez ? PREPOSEE Qui d'autre ?... j'ajoute donc :"Place convenant à retraité". LE CLIENT PACIFIQUE Ajoutez aussi l'adresse du siège central : Place de l'Armée Rouge... LA CLIENTE OPTIMISTE Elle ne s'appelle plus Place de l'Armée Rouge, elle s'apelle Place du Peuple maintenant ! LE CLIENT PACIFIQUE Où ai-je la tête ? merci, Madame...mettez donc : Place du Peuple, quartier Lénine... LA CLIENTE FATALISTE Ce n'est plus le quartier Lénine, c'est de nouveau le secteur 5, comme avant... LE CLIENT PACIFIQUE Vous en êtes sûre ? LA CLIENTE FATALISTE Certaine : c'était publié ce matin dans La Cause du Peuple. (La moitié de la file se retourne vers elle :) LA QUEUE Vous lisez La Cause du Peuple ? LA CLIENTE FATALISTE (un peu décontenancée mais faisant face) Bien sûr : pour tout ce qui est officiel, ils sont les premiers : source directe. LA CLIENTE AGRESSIVE Elle a raison ! LA CLIENTE FATALISTE (prenant du courage) Suffit de pas l'acheter dans son quartier... LA QUEUE Evidemment...on n'est pas des enfants... LE CLIENT PACIFIQUE (paye et s'en va) Merci de vos précieuses indications (sort) LE CLIENT FARCEUR "Précieuses indications" ! L'idiot, il parle comme avant... (Toute la queue s'esclaffe.) LA CLIENTE OPTIMISTE Vous voyez que quelque chose à changé : la langue ! LE CLIENT RALEUR Ah ça...Pourquoi s'en priver ? Ca ne coûte rien... LA QUEUE EN CHOEUR ...ça rapporte rien ! PREPOSEE Au suivant ! (lisant) "Je vends pour cause départ définitif à l'Etranger..." LA QUEUE Veinarde ! LA CLIENTE AGRESSIVE Lâcheuse ! PREPOSEE (continuant à lire) "...télévision Grundig,..." UNE CLIENTE Clouleurs ? UN CLIENT Quelle diagonale? PREPOSEE "...Renault,..." UN CLIENT Quelle année ? UN AUTRE Quelle couleur ? PREPOSEE "..., caveau familial..." TOUTE LA QUEUE Quel cimitière ? PREPOSEE "...et divers." (Toute la queue pivote sur elle-même, enserre l'anonceur, la cliente optimiste, et la tire à l'écart) LES CLIENTS C'est quoi, les divers? Vous n'aurez pas un fax ? Des jeans ? L'appartement, il a combien de pièces ? Vous travaillez où ? Quel poste ? Le payement en devises? LA CLIENTE OPTIMISTE Bien sûr, en devises : je pars dans une semaine... LE CLIENT RAISONNABLE Soyez maligne : donnez pas d'annonce ! ils vous piquent votre pognon pour rien. On va tous chez vous : tout sera vendu en une demi-heure...Où habitez- vous ? LA CLIENTE OPTIMISTE Berceni. UN CLIENT Vous avez une voiture? LA CLIENTE OPTIMISTE Non ! LE CLIENT FATALISTE Allez, hop ! je vous amène tous. Je suis chauffeur de bus : sur le 94 ! Je l'ai garé à côté : le temps de donner mon annonce. Je voulais acheter une télé mais si tu me réserves le Grundig, j'amène toute la compagnie gratis chez toi ! LA CLIENTE OPTIMISTE Top-là ! TOUS Top-là ! (ils font mine de s'en aller) PREPOSEE (l'annonce à la main) Hé ! cette personne doit donner son annonce... TOUS Ton annonce, on s'en passe. LE CLIENT FATALISTE C'est l'économie de marché ! (ils s'en vont tous en poussant des cris de noce ; il ne reste dans la file que quelques irréductibles dont Bianca ) PREPOSEE Voyous ! (rêveuse) j'en aurais bien voulu, moi, de son Gründig... LE CLIENT FARCEUR (lisant son annonce) "Achète inscription examen d'entrée Faculté de Médecine Bucarest pour l'automne prochain. Paiement en devises. " PREPOSEE C'est tout ? LE CLIENT FARCEUR C'est tout. PREPOSEE "Achète inscription...?" Je ne comprends pas... LE CLIENT FARCEUR T'en fais pas, camarade... PREPOSEE On ne dit plus "camarade"...! LE CLIENT FARCEUR Pardon : l'habitude ! T'en fais pas, qui doit comprendre comprendra. Le jury des examens, c'est des hommes comme toi et moi, n'est-ce pas? Ca pisse debout...et ça a besoin de devises comme tout le monde. Et ça n'attend qu'une occasion de se les procurer...Tiens : voilà tes sous ! (s'en va) PREPOSEE (pensive : ) C'est pas idiot, ça : une rubrique Etudes...ou Sélection?...ou Services ? (est réveillée en sursaut par la voix du client suivant) LA CLIENTE FATALISTE "Cherche espace commercial avec pignon sur rue pour vente de bretzels. Possède appareils et autorisation. Achète sucre en grande quantité..." PREPOSEE (après avoir encaissé) Et vous ?(Bianca tend son annonce) "Bianca Sara donne rendez-vous à tous ses camarades d'études qui ont passé leur bac en 1973 au lycée Camil Petresco de Bucarest, le vendredi 15 décembre au restaurant ...La Choppe Joyeuse...Gaugo... de mousse Go !?" BIANCA Gaudeamus ! Réjouissons-nous !...en latin... PREPOSEE En latin, hein ?...Mille lei ! BIANCA (tendant l'argent) Les voici ! PREPOSEE (regarde Bianca longuement) Vous êtes sûre que vous avez bien compté?(insinuant) Mille lei? BIANCA Ben oui : c'est ce que vous avez dit... PREPOSEE (long soupir d'incomprise) Je ne peux pas passer votre annonce avant dix jours... BIANCA Mais tout le monde a passé des annonces pour vendredi : c'est le guichet pour les annonces qui paraîtront ce vendredi...D'ici dix jours, ça ne m'intéresse plus... PREPOSEE (flegmatique) Moi non plus, pour ce vendredi, ça ne m'intéresse pas ! BIANCA Mais je rêve...cent personnes ont passé leurs annonces et vous ne leur avez même pas parlé de délai... PREPOSEE Je n'ai pas eu besoin..mais, pour vous, avant dix jours, je peux rien...! BIANCA Mais dans dix jours j'aurai quitté le pays, vous ne le comprenez pas...? Qu'est-ce que je vous ai fait ? Pourquoi tous les autres et pas moi ? J'ai un truc au front ou quoi ? (elle est très énervée) J'ai la braguette ouverte ? LE CLIENT RALEUR (a la préposée) Elle a dû rester longtemps à l'Etranger...Je peux lui parler un instant ? LA PREPOSEE Bien sûr. Moi, je ne veux qu'une chose : que les affaires se fassent...correctement ! (Le client prend Bianca de côté, la queue râle parce qu'il faut attendre...) LE CLIENT RALEUR Vous êtes partie il y a longtemps? BIANCA Vingt ans ! LE CLIENT Moi, seulement deux ans. BIANCA Vous avez vu comment elle me traite ? LE CLIENT Vous êtes partie il y a si longtemps...vous avez oublié des choses... BIANCA J'avais oublié l'injustice ... LE CLIENT Tout de suite les grands mots : ce n'est pas une injustice, c'est les Balkans... BIANCA Ils ont beau dos, les Balkans...ou beau flanc...Balkans ou pas, tous les autres ont passé leur annonce tout de suite ...pas moi ! LE CLIENT ...peut-être que vous avez oublié des coutumes, une certaine manière de faire, des gestes ancestraux...nous sommes très attachés aux coutumes dans les...Balkans... observez plutôt... (Bianca observe le client qui est en train de payer son annonce : il a en effet un petit geste...supplémentaire. La préposée prend l'argent, le sépare en deux tas dont le premier va dans sa poche et le second dans la caisse, tout ceci avec un côté automatisme parfaitement huilé qui confine à la discretion. Bianca se frappe le front.) BIANCA J'avais oublié... LE CLIENT Vous voyez bien : même vingt ans après, ça revient...C'est génétique...dans les Balkans ! BIANCA Merci !... je n'y pensais plus... je croyais qu'après la révolution... LE CLIENT Quelle révolution ? soyez gentille, Madame : moi, je vous ai aidée parce que vous m'êtes sympathique. Alors ne me parlez pas comme ces hurluberlus occidentaux : la révolution !? on n'a tout de même pas remplacé la population par une autre... BIANCA (ébahie) Vous avez raison : c'est fou ce qu'on oublie vite... LE CLIENT Vous et moi, nous n'oublierons jamais : parce que nous sommes nés ici. Nous pouvons ne pas y prêter attention mais oublier, nous ne le pouvons pas. Je vous ai juste dit de regarder ce qui se passe : vous avez aussitôt compris. Je ne suis pas sûr qu'un occidental aurait saisi. C'est comme ça qu'ils ont regardé nos Balkans, révolutions comprises, comme vous regadiez tout à l'heure la file : de tous leurs yeux mais sans voir... LA PREPOSEE (hèle Bianca) Alors, on se décide, la petite dame...? BIANCA (chuchote) Et dessous ? lei ou...? LE CLIENT Dollars...vous pouvez en parler tout haut, maintenant : c'est permis...Voilà ce qui a changé : on fait les mêmes choses mais ouvertement... BIANCA (à la préposée) Me voilà ! LA PREPOSEE (supçonneuse) Mille lei...(Bianca tend l'argent et, dans le texte de l'annonce roulée, des billets verts) Ben, voilà : tout marche si on y met de la bonne volonté. Ca sera pour vendredi...Au suivant (Bianca sort de la file, salue le type qui lui a expliqué) BIANCA Merci encore ! LE CLIENT C'est normal...entre compatriotes...depuis combien de temps vous êtes dans le pays ? BIANCA Depuis ce matin... LE CLIENT Vous verrez : ça revient... C'est comme la bicyclette ! BIANCA Bonne chance ! LE CLIENT (scéptique) 0n peut appeler ça "chance"... (Bianca sort, le Client tend son papier à la préposée qui lit) LA PREPOSEE "Ingénieur roumain établi à l'étranger depuis deux ans, en cours de naturalisation, sérieux, réaliste, jaloux cherche vue mariage compagne jeune, belle, universitaire, parfaite santé, de préférence médecin ou pharmacienne..."Cinq cents quatre-vingts lei...! SCENE 4 : L'INTENDANCE... BUCAREST, MIDI.
La scène est plongée dans le noir. Selon les possibilités de la salle, Bianca et le Sommelier apparaissent dans un espace qui paraît intime et abrité : une loge, un escalier, l'avant-scène...Côté jardin : un téléphone public. Le sommelier porte son uniforme à veste blanche et noeud papillon. Il est assis, ou plus exactement affalé, sur une chaise...Bianca entre, très pressée. Elle porte une grande enveloppe sous le bras. BIANCA C'est moi qui vous ai téléphoné ce matin...pour réserver une table de trente couverts... SOMMELIER (lymphatique) Si vous le dites... BIANCA C'est vous le sommelier, n'est ce pas? SOMMELIER Etant donnée l'étymologie du mot sommelier et son acceptation moyenâgeuse de "conducteur de bêtes de somme", je crains que...oui. BIANCA Je vous ai donné mon nom : Bianca Sara... SOMMELIER (chantonant) Sarà...quel che sarà...L'essentiel c'est de savoir qui on est. BIANCA Vous vous rappelez de moi...? SOMMELIER Il serait difficile de me rappeler puisque que je ne vous ai jamais vue... BIANCA (essaye de maîtriser son agacement; à elle-même) Du calme, ne l'oublions pas : nous sommes dans les Balkans, le tonneau à poudre de l'Europe, et, circonstance aggravante : dans cette partie des Balkans où " le boeuf sommeille paresseusement..." SOMMELIER (continue la citation) "...comme dans les champs brûlés des abords de Rome"... BIANCA Vous citez Balcescu de mémoire ? Chapeau ! SOMMELIER Déformation professionnelle : je suis agrégé d'histoire. Du temps de ma splendeur, j'avais même un séminaire de topologie sémantique à la faculté... BIANCA Vous avez été... mis en disponibilité ? SOMMELIER Non : viré avec un coup de pied au cul. BIANCA Par les nouveaux ? SOMMELIER Par les anciens, (il met un couteau entre les dents) les méchants, les vrais! BIANCA Alors ils vont vous réintégrer...après la révoltuion... SOMMELIER (pointe le couteau vers Bianca) Vous, ...vous venez de l'Etranger... BIANCA Comment le savez-vous ? SOMMELIER Parce que vous croyez qu'il y a eu une révolution. BIANCA SOMMELIER Juste un grand baïram confus et bruyant...comme d'habitude...(geste d'impuissance) Les Balkans, que voulez-vous ? "Vous connaissez peut-être l'étymologie du mot "baïram" ? Non ? dommage... c'est la Pâque turque...Si vous voulez, je peux vous montrer, comme je le fais pour tous les visiteurs occidentaux qui en expriment le désir, les impacts de balles sur notre façade : il y en a très exactement dix-sept ! Bien visibles...et autenthiques ! Je peux en témoigner : nous les avons pratiqués très consciencieusement, moi et mes collègues, à l'aide d'un fusil appartenant à l'un de nos amis, garde-chasse retraité. Cela ne pouvait plus durer : tous les restaurants de la Place s'étaient offert leurs trous héroïques. Il n'y avait plus que nous qui exhibions une façade indemne...Justement La Choppe Joyeuse, vous vous en rendez compte ? la plus ancienne brasserie de la capitale... Le rendez-vous de l'élite intellectuelle donc révolutionnaire depuis cent ans. On finissait par avoir l'air réactionnaire. Nous avons donc assumé nos responsabilités : nous sommes sortis dans la rue avec notre vieux fusil de chasse et nous avons offert à notre maison centenaire ses galons révolutionnaires...Et pan ! et pan ! L'un des nôtres faisait le guet mais c'était inutile : chez Eva, la maison de modes d'en face, les vendeuses se livraient au même exercice... Même qu'on a dû leur donner un coup de main pour leurs trous sinon elles auraient risqué de se blesser. (mélancolique) Des petites mains...Le soir, nous sommes tous allés danser et manger et...(air lubrique à l'évocation de ses souvenirs) on a fraternisé... BIANCA Il y a tout de même eu des victimes, des combats... SOMMELIER A chacun sa version : il y en a qui disent avoir été torturés dans des caves par des terroristes babyloniens, il y en a qui disent avoir vendu des saucisses et de l'eau de vie aux badauds sur le soit-disant champ de bataille. Pour ne donner que les deux extrêmes... BIANCA (pour elle-même) J'aurais dû être ici...c'était ma place... SOMMELIER Vous aurez été à coup sûr la seule à tomber sur un véritable groupe de terroristes babyloniens, prêts à tout...Vous avez bien fait de rester là où vous étiez...Vous vivez où ? BIANCA A Paris. SOMMELIER C'est beau : c'est cher...La ville lumière...Sous le pont Mirabeau coule la Seine... BIANCA Et nos amours... SOMMELIER Mais où sont les neiges d'antan?...Vous devriez connaître deux de mes collègues : un agrégé de français et un poète, le meilleur traducteur de Villon en roumain... BIANCA Ils sont sommeliers aussi ? SOMMELIER Non, juste loufiats. Moi, je suis le seul qui a "réussi". (rit, lève le poing, chanson de la Place de l'Université) Mieux vaut être pauvre que activiste... Mieux vaut être mort qu'opportuniste ! Bianca chante avec lui. SOMMELIER et BIANCA Mieux vaut être pauvre que activiste... Mieux vaut être mort qu'opportuniste ! Le sommelier sort une bouteile de champagne et deux flûtes... BIANCA C'est trop... SOMMELIER C'est la maison qui offre : pour fêter le retour de la fille prodigue... BIANCA (flattée, esquissant une révérence ) Maître... SOMMELIER (même jeu) Marguerite ! (Ils trinquent.) BIANCA Il est bon ! SOMMELIER (chuchotant) Je le sais bien mais ne le répétez pas : à l'Ouest, s'ils apprennent qu'on a du bon champagne, ils croiront qu'on n'a plus besoin de pain ... BIANCA (même jeu) S'ils savaient qu'en plus on a du caviar... SOMMELIER Chut ! (Ils boivent, chacun perdu dans ses pensées) BIANCA Ils n'ont pas été réhabilités, vos copains ? SOMMELIER Par qui? BIANCA Par le nouveau pouvoir... SOMMELIER Parce qu'il s'apelle "nouveau" maintenant...? Merci de me l'apprendre...Comme il me semblait reconnaître les mêmes têtes qu'avant, je n'ai pas réalisé...Nouveau?! (rit)...Les intellectuels sont toujours loin de la réalité : notre personnel ne compte , à part moi et les deux collègues dont je vous ai parlé, qu'un éminent économiste et un mathématicien de renom international : c'est lui qui tient le vestiaire...Mais vous avez des points communs : j'ai vu que vous étiez une clase de matheux...? BIANCA Première maths sup ...promotion 1973... SOMMELIER (prend son cahier mais sans vraiment le regarder) C'est la seule table réservée...Ce sera aussi la seule occupée.... BIANCA Avant c'était plein chez vous : on y a organisé notre bal, à la fin du lycée. On se battait pour les places... SOMMELIER (rêveur) Avant...(revenant à la réalité) Vous serez trente...? BIANCA Maximum... Minimum : deux ! Moi et Vlad, mon meilleur ami...Je lui ai parlé au téléphone il y a quelques jours. Depuis Paris : la première fois après tant d'années ! Les autres, je les ai perdus de vue...En vingt ans...Mais j'ai passé une petite annonce pour les retrouver... SOMMELIER Dans quel journal ? BIANCA La Voix du Peuple... SOMMELIER Vous pouvez compter sur un maximum de trois invités... BIANCA De mon temps, La Voix du Peuple était le seul journal libre... SOMMELIER Il l'est resté... BIANCA Pourquoi il a si peu de lecteurs alors? SOMMELIER Parce que les autres veulent rester libres... BIANCA Vous parlez comme le Sphynx... Oedipe, c'est moi...? SOMMELIER Je ne sais pas si vous avez tué votre père mais vous revenez bel et bien sur votre terre de naissance...chercher des survivants... BIANCA (lui tend la grande enveloppe qu'elle tenait) Les voilà justement : vous pouvez suspendre cet agrandissement au mur. C'est la photo de classe : elle a été prise à la fin mai 1973...Nous sommes trente... SOMMELIER (regardant la photo) Faut voir combien sont encore vivants... BIANCA (très étonnée) Vous croyez qu'il y a des morts ? (interloquée) Mais nous n'avons que trente-huit ans... SOMMELIER ( regarde la photo, souriant, amer ) "Parmi des centaines de mâts Qui délaissent les rives, Combien seront fracassés Par les vents, les vagues?" BIANCA Parmi des centaines de mâts...Vous croyez qu'on sera combien ? SOMMELIER Vous êtes une originale, peut-être même une excentrique... ? une folle spirituelle, une de nos spécialités nationales, comme la flûte de Pan... genre : "ils sont fous, ces Roumains", Elvire Popesco, la cousine de Bucarest...du folklore, quoi...ça me fait plaisir... vous me faites penser à ma première fiancée. La seule d'ailleurs...Juste avant la guerre, elle portait un petit chapeau gris, couvert de violettes et elle lisait Hegel dans le texte. C'était une excellente pianiste...le moule est cassé. On ne fait plus que des maritornes abruties par des heures de file, obèses par stress et aigries par la convoitise des biens matériels d'autrui...Je vous offrirai les fleurs pour la table de votre banquet...in memoriam... BIANCA (l'embrasse sur les deux joues) Je brûle d'envie de vous présenter mon ami Vlad... un lyrique : comme vous. Je cours justement chez lui...après vingt ans...peut-être qu'il ne va pas me reconnaître... SOMMELIER C'était votre flirt? BIANCA (rit) Ah non ! Pas du tout..Moi, je n'avais pas de flirt... SOMMELIER Vous êtes mariée ? BIANCA (commence à répondre, les larmes lui nouent la gorge) ...j'allais...(elle fond en larmes) A ce soir ...(elle s'enfuit) SOMMELIER (lui fait un signe de la main nostalgique, ensuite, tristement, pour lui-même) Vivons jusqu'à ce soir...(préoccupé)...Un lyrique, moi ?! SCENE 5 : LE CIMITIERE, BUCAREST. CREPUSCULE...
Enterrement dans un petit cimitière. Lumière de crépuscule d'hiver : lisse et dure. Tous les comédiens de la distribution sont habillés en vêtements de deuil. Les hommes ont des manteaux noirs, les femmes également. Ces dernières portent aussi des fichus noirs noués sous le menton. Petit à petit, chacun allume une bougie jaune de culte orthodoxe...A l'avant-scène, de petits groupes de personnages bavardent à voix basse. Côté jardin, au premier plan, une femme et un homme se recueillent, à genoux. La femme pleure. De temps à autre des gens leur serrent machinalement la main et s'en vont. Messes basses. UNE FEMME Trente-huit ans seulement... UNE AUTRE FEMME Fils unique... UN HOMME Les parents ne survivront pas... UNE FEMME Il venait de décrocher le chantier du Nouveau Centre Civique... UN HOMME Je l'ai lu dans la Voix du Peuple il y a une semaine. UNE FEMME Sa mère disait toujours que c'était un grand architecte mais on n'imaginait pas aussi...grand... UN HOMME J'ai lu dans la Voix du Peuple : pour un architecte moderne, diriger tout seul un chantier aussi important que le Centre Civique était l'équivalent de la construction d'une pyramide... UNE FEMME Il était resté si simple... UN HOMME Vous êtes sûres qu'il est vraiment mort d'une crise cardiaque ? UNE FEMME Chut! Sa mère peut entendre. (elle se signe) (Messes bases dans un autre groupe, plus jeune) UNE FEMME Sa femme n'est même pas venue au cimitière... UNE AUTRE Elle n'est pas croyante... UNE AUTRE Il était trop gentil... UN HOMME Le sang ne devient pas eau : elle est fille d'un colonel de quoi vous savez... UNE FEMME Ca va lui faire un coup à Bianca : son meilleur ami qui meurt comme ça...sans raison. UNE AUTRE FEMME Elle va venir fringuée comme une princesse...pour nous snober. UN HOMME Je ne crois pas : ce n'est pas le genre... UNE FEMME On n'avait pas eu de ses nouvelles depuis...qu'elle est partie... UN HOMME Dix-huit ans... UN AUTRE HOMME Je l'ai entendue une fois, à la radio...elle parlait en français... UNE FEMME N'empêche : ce n'est pas une raison... L'HOMME Quoi ? LA FEMME De ne pas venir à l'enterrement de son mari parce qu'elle n'est pas croyante... UNE FEMME (se signant) Dieu ait son âme... (Le groupe plus jeune s'en va par le côté jardin après s'être incliné devant les parents...Bianca fait son entrée par le côté cour. Elle porte un manteau blanc et quelques fleurs à la main...L'homme et la femme agenouillés sont toujours effondrés : on les voit de dos. Devant l'air égarré de Bianca, un passant, l'interpelle avec amabilité) PASSANT C'est la tombe de Ceausescu que vous cherchez? BIANCA Pourquoi ? elle est ici ? PASSANT Là-bas où il y a des fleurs fraîches. (attendri) Lui : à droite et elle à gauche... BIANCA (se penchant pour mieux voir) Il n'y a pas de nom sur la croix... PASSANT Pour ne pas apporter de l'eau au moulin des provocateurs... BIANCA Elles sont toujours fleuries, leurs tombes ? PASSANT (tremolo dans la voix) Tout le monde n'est pas ingrat.. (Il s'en va sur un clin d'oeil) BIANCA Le réveil va sonner dans cinq minutes...et tout redeviendra normal ! (Bianca avance vers un groupe qui bavarde au milieu de la scène ) BIANCA Vous ne savez pas où l'on vient d'enterrer un jeune homme...il s'appelle Vlad...je veux dire : il s'appelait... UNE FEMME Ils sont là ...ses parents. Ils sont effondrés. Le père ne tient debout que grâce aux calmants...faites attention à ce que vous dites...vous êtes de la famille? BIANCA Oui. UNE AUTRE FEMME (méfiante) De la famille de l'épouse ? BIANCA Non. UN HOMME De celle de Vlad, alors... BIANCA Non ...je suis... une amie une très proche amie. (Les gens la regardent avec suspicion) UNE FEMME Je ne vous ai jamais vue : pourtant j'habite l'immeuble depuis dix-sept ans... BIANCA J'ai quitté le pays...il y a vingt ans... UN HOMME Il y a vingt ans...c'était un autre siècle... UNE FEMME Et vous croyez qu'ils vont se rappeler de vous ? BIANCA ... je me rappelle si bien d'eux... (Elle reste indécise au milieu de la scène. La pression muette des autres la pousse à s'approcher. Bianca touche l'épaule de la femme agenouillée. ) BIANCA Madame ! (La femme la regarde, hagarde, sans la reconnaître.) LA MERE Je ne sais pas, ma chérie, je ne te reconnais pas, je ne reconnais personne... pardon : j'ai trop pleuré. Je ne vois plus rien. BIANCA Je suis Bianca... Bianca Sara. LA MERE (long moment de silence) Bianca, ma chérie, Bianca tu es venue...(elle se lève) tu es revenue... (Elle se lève. Bianca lui ouvre les bras. La femme s'effondre dans ses bras en pleurs. Bianca la console en la caressant comme un enfant) LA MERE Excuse-moi, ma chérie, on était si contents que tu reviennes...Vlad était si content. Tu sais comment il était : il disait qu'il allait te montrer...vingt ans après...tout ce qui avait changé..et tu nous trouves plutôt morts que vivants. (elle se tourne vers l'homme) Luca, c'est Bianca elle est revenue... (L'homme se lève. Il va vers Bianca. Il la regarde sans dire un mot , juste en inclinant la tête doucement. Tout le groupe d'invités à l'enterrement opère un rapprochement discret mais global pour ne pas perdre un mot.) LE PERE Quel malheur... BIANCA Excusez-moi pour le manteau (elle regarde embarrassée son manteau blanc) je ne savais rien...Je suis allée sonner chez vous : pour faire une surprise à Vlad...( la mère fond en pleurs )...et les voisins m'ont dit où vous étiez... LE PERE Quel malheur... BIANCA Je l'avais pourtant appelé il y a une semaine...avant de quitter Paris... LA MERE Il était heureux : toute la journée il avait chanté et ri...comme lorsqu'il était enfant...Des années qu'il ne chantait plus... BIANCA Il semblait aller bien... LA MERE Il allait bien...Une crise cardiaque... LE PERE Trop de coeur, trop de passion..pour une seule vie... LA MERE (apercevant le groupe qui s'approche, aux autres) Excusez-nous, excusez- nous : c'est l'amie de Vlad...Laissez-nous...Pardon. (les autres s'en vont) LA MERE Trois jours, Bianca, trois jours il aurait encore vécu et peut-être que tout aurait pu changer... BIANCA Au téléphone, il était si heureux que nous allions nous revoir...C'est lui qui a choisi le restaurant... LA MERE Le même qu'après votre bac... LE PERE (à Bianca) Il se réjouissait de danser avec toi. LA MERE Comme au banquet d'il y a vingt ans...(elle fond en larmes) LE PERE Asseyons-nous sur le rebord de la tombe...Essayons d'être avec lui. LA MERE Luca est effondré... (ils s'asseyent tous les troius) LUCA Je ne suis pas effondré : je me demande comment quelqu'un peut faire une injustice pareille. Foudroyer mon enfant dans le sommeil, sans lui laisser une chance d'appeler, d'être sauvé. Même un gibier a une dernière chance... LA MERE Luca est catholique... LE PERE (le regard perdu dans le vague) Je ne crois plus ...je ne crois plus... LA MERE Prend, ma chérie, prend du gâteau des morts... tu n'as pas oublié les habitudes... BIANCA Je ne les ai jamais vraiment connues : j'étais orpheline très tôt...mais j'apprends volontiers..pour Vlad... LA MERE (lui tendant une asiette et un verre de vin) Vlad adorait le gâteau des morts. Il riait quand il était petit, sa casquette de lycéen sur une oreille : il disait :" maman, si on habitait près d'un cimitière pour recevoir plus souvent le gâteau aux enterrements "...(elle prend son verre et laisse couler quelques gouttes de vin sur la terre ) Dieu ait son âme... BIANCA (en fait de même)...ait son âme...Je vous ai tant aimés : vous étiez si heureux tous les trois...vous étiez les parents que j'aurais voulu avoir... LE PERE Nous t'aimions beaucoup aussi... LA MERE Ma chérie, ne fais jamais un seul enfant...pour ne pas subir ce que nous subissons... LE PERE (révolté) C'est contraire à la nature, c'est bas : laisser un fils mourir avant son père...Comment il permet ça ? LA MERE (à voix basse) Il t'aimait...Quand tu as voulu le faire venir, il nous avait demandé si on était d'accord. Ils nous avait dit : Bianca peut me faire venir à Paris : elle m'a écrit...Il t'aimait... BIANCA Pourquoi n'est-il pas venu ? LA MERE Ils ne lui ont jamais donné de passeport... LE PERE Ce soir à la réunion...ne sois pas déçue : ils ne seront pas nombreux...je le disais aussi à Vlad : n'y rêve pas trop !... la politique, la misère les a divisés...après ce que nous a fait ce fou pendant vingt ans... BIANCA On vient de me dire qu'il est enterré là... LA MERE Ils n'ont pas de mémoire... BIANCA Nous penserons à Vlad ce soir, tous... LA MERE Dire qu'il avait échappé aux combats, pourtant il a accouru chaque fois dans la rue, même quand les mineurs sont entrés Place de l'Université... BIANCA Je sais : il était toujours le plus courageux... LE PERE Il disait la même chose de toi...mais à quoi bon ? à quoi bon?...et qui peut m'apprendre comment vivre maintenant...? LA MERE Si tu veux viens dormir chez nous...on va te laisser sa chambre : elle est telle qu'il l'avait laissée : tu pourras voir les photos, les lettres, tout... BIANCA Je viendrai... LA MERE Il t'aimait tellement...si vous vous étiez revus, qui sait..tout aurait peut-être été différent..Ne fais jamais un seul enfant... LE PERE Parlons de toi Bianca, tu vas bien ? Tu as des enfants ? BIANCA Non...(à peine audible) je crois que je ne peux pas... LA MERE Tu es encore jeune, ma chérie : fais en plusieurs parce que autrement c'est trop dur...(fond en larmes) C'est trop dur... LE PERE Tu écris toujours...? BIANCA Oui. LE PERE En français ? BIANCA Oui... LE PERE (à sa femme) Tu vois Monica, Vlad avait toujours dit que Bianca y arriverait...(à Bianca) Et qu'est-ce que tu écris ? BIANCA Un essai : une méditation sur un conte roumain...Jeunesse sans vieillesse et (elle fond en larmes) vie sans mort... LE PERE (se levant) Allons, Monica, on fait pleurer Bianca...et ce soir elle doit être jolie : pour leur fête..Les vivants avec les vivants... LA MERE Nous venons tous les jours ici : on lave sa tombe...on s'occupe des fleurs. Que peut-on faire d'autre...Quel malheur qu'il n'ait pas eu d'enfant...Viens... LE PERE Tu vois pas Monica qu'elle veut rester un peu seule avec lui...? BIANCA Juste un instant...et je vous rejoins... LE PERE Je me rappelle : le premier Jour de l'An que tu as passé chez nous ...tu avais dix-sept ans. Depuis deux ans Vlad nous disait monts et merveilles : il y a une fille intelligente et courageuse et jolie...et elle ne se laisse jamais faire...et je la vois venir enfin...toute petite dans sa jolie robe rose , toute gentille...et là je me suis dit que Vlad avait raison : qu'elle était à part...elle ne disait rien, elle ne faisait que regarder...mais ce regard...n'était qu'à elle. Vingt ans après je ne l'ai pas oublié. LA MERE Moi il m'a juste dit : maman, Bianca est orpheline, reçois-la comme ta fille, je sais que t'as toujours voulu une fille...alors voilà : je répare... (Ils repartent tous les deux se tenant par le bras) BIANCA Je lui parle un instant...et je vous suis. (elle se recueille un instant, pose les fleurs sur sa tombe et parle comme si elle priait) Mon Vlad, mon seul vrai ami, à quoi notre vie aurait ressemblé si tu m'avais rejointe ? J'avais si peur des gens...je n'étais qu'une orpheline...Et tu me mettais si haut...comme tous les autres, si haut, que je n'osais même plus respirer de peur d'être indigne de votre admiration... Tu étais si doué, si fin, si généreux...Quand tu as appris mon départ tu aurais dit : elle reviendra quand nous aurons fait le ménage...tu vois : je suis revenue...j'avais si peur...des avortements clandestins, de l'avillissement, de ce qu'il m'aurait fallu faire comme concession pour sauver ma peau...peur d'être trop faible, de fléchir...(en colère) Comment on peut mourir quand on a reçu tant d'amour ?...Et tu étais toujours entouré d'admiratrices éperdues qui te gravitaient autour...et moi dans mon rôle de Sainte Vierge...J'avais toujours cru que tu ne m'admirais que pour mon intelligence...On était trop sages. Rien que ce banquet : on s'était tellement tués à bien l'organiser que nous sommes restés les seuls à ne pas danser... (Vlad, le visage grimé en blanc, vêtu d'un costume d'enterrement, apparaît en scène. Bianca le regarde d'abord effrayée, puis, le reconnaissant, elle pouffe de rire. Il aperçoit le gâteau des morts, le goûte avec un doigt, fait une grimace de plaisir. Bianca s'élance dans ses bras. Vlad les lui ouvre et entame avec elle une danse échevelée. C'est une valse) BIANCA Pourquoi ne m'as-tu jamais dit que tu m'aimais?... Pourquoi es-tu mort? Juste maintenant !? A cause de nos retrouvailles? Tu m'aimais encore? Il lui pose le doigt sur les lèvres en signe de silence ; ils valsent tournant sur toutes la scène. Ils valsent et ils rient à gorge déployée...Quand le noir s'installe on voit les bougies de l'enterrement tourner au rythme de la valse. SCENE 6 : LE BANQUET. BUCAREST, SOIR... Epinglé au mur : l'agrandissement de la photo de la classe...Un groupe d'élèves en uniformes, souriant pour le photographe sur la toile de fond d'un grand parc. Bruit d'assiettes et de couverts que l'on range ... SOMMELIER (en voix off ) Il manque un couvert pour le banquet du bac. On nous a annoncé trente personnes et au buffet il n'y a que vingt-neuf assiettes. Bruit de pas et d'assiettes. Robescou entre, vêtu d'un grand manteau de couleur foncée. Il porte un grand paquet plat sous le bras. Il s'appuye sur une canne; cependant, il boite fortement. Chacun de ses pas est accompagné d'un terrible bruit de ferraille : c'est son appareil. Il porte des gants de cuir noir qu'il n'enlèvera, comme son manteau, que beaucoup plus tard . Le sommelier apparaît en poussant une table roulante chargée d'assiettes. ROBESCOU C'est ici le banquet du Lycée Petresco ? SOMMELIER Ils ne sont pas encore arrivés...Qui êtes-vous ? ROBESCOU Le trentième...Je vais m'asseoir... SOMMELIER C'est que...j'ai pas encore fini de préparer. Vous gênez. Ah pardon : je n'avais pas vu ... ROBESCOU C'est rien ! La poliomyélite...Maladie de l'enfance...Ne prenez pas un air peiné. Même moi, j'en ris... SOMMELIER (plein de sollicitude) Asseyez-vous, posez votre béquille ! ROBESCOU C'est pas une béquille : c'est mon appareil ! SOMMELIER Excusez-moi. Je n'avais pas vu : j'avais juste entendu le bruit... C'est comme Sarah Bernhardt. Après qu'on l'ait amputée de sa jambe...On frappait les trois coups et une voix s'élevait du public : C'est Sarah...(il rit) C'est drôle, hein? ROBESCOU Ca dépend pour qui... SOMMELIER Excusez-moi...Je croyais que vous en riiez...Enfin...vous jouez sur les deux tableaux, n'est-ce pas ? ROBESCOU Vous êtes brillant pour un loufiat... SOMMELIER (embarrassé, crie à la cantonade) Il vient, ce trentième couvert? (il sort) Robescou s'approche de la photo de classe et la regarde longuement. ROBESCOU "Parmi des centaines de mâts..." Quand le sommelier repasse avec un bouquet de fleurs, reconnaissant le poème, il enchaîne : SOMMELIER "...qui délaissent les rives..." Le sommelier dispose le bouquet au centre du buffet. Quand il a fini, Robescou le saisit avec beaucoup d'autorité par le bras. SOMMELIER Aïe ! vous m'avez fait mal... vous avez un crochet en métal dans votre gant ou quoi? ROBESCOU Quelle est la plus belle de toutes, dis-moi, toi qui es connaisseur... SOMMELIER Pourquoi moi ? ROBESCOU Tu es dans les services : sommelier et chauffeur de taxi, ça connaît la vie mieux que personne...(regard ambigu) Ce sont les meilleurs... indicateurs...dans le monde entier... Le Sommelier regarde attentivement Robescou puis, brièvement, la photo. SOMMELIER Vous êtes déterministe, vous... ROBESCOU Résolument ! SOMMELIER Le fils d'un indicateur ne pourrait donc être qu'un indicateur...selon vous. ROBESCOU T'as pigé... SOMMELIER J'espère que votre père était quelqu'un de bien...Quant aux sommeliers qui connaissent la vie, permettez-moi de vous dire que ça dépend tout de même beaucoup de leur formation... ROBESCOU (autoritaire, désignant la photo de sa canne) La plus belle? SOMMELIER (obséquieux par dérision) Si Monsieur y tient, il y en a deux : la vulgaire...et l'autre... ROBESCOU (encourageant)...l'autre? SOMMELIER ... celle qui est au centre...elle me rappelle ... un petit être fin et délicat comme on n'en fait plus...ce petit visage déterminé mais si doux et...je ne suis pas objectif ! ROBESCOU (rêveur, regardant la photo) Vous êtes parfaitement objectif... SOMMELIER Peut-être pas : la vulgaire, je ne l'ai pas vue... ROBESCOU (se retournant vivement) Parce que l'autre, tu l'as vue...? SOMMELIER Ce matin... ROBESCOU (le serrant fort par le coude) Elle n'a pas changé, n'est-ce pas? dis-moi la vérité ! SOMMELIER (hausse les épaules) Vous êtes bizarre... ROBESCOU Peut-être mais j'ai le bras long, moi... SOMMELIER Et moi je suis agrégé de lettres et présentement sommelier. Peu de risque que je tombe plus bas, alors votre bras...vous pouvez vous le... ROBESCOU Excuse-moi, vieux : (sinistre) je plaisantais...je suis si fatigué...et j'ai si froid... Le sommelier le regarde avec pitié et dégoût et continue son travail... SOMMELIER A qui la faute si les établissements publics ne sont pas chauffés ? ...(radouci) Pour cette jeune femme,...comment voulez-vous que je sache ? ... je ne l'ai pas connue avant... Entendant du bruit de pas et des rires, Robescou se cache derrière un paravent. Bianca entre entourée de Violeta, Vincent, Katia et Radou. Tous portent des manteaux qu'ils n'enleveront pas durant la scène. Ils rient...Violeta est une jeune femme assez effacée mais pleine de douceur, Katia ,sanglée dans un tailleur strict, se tient droite, la bouche pincée , Radou est un parangon de bonnes manières dans son complet-veston-cravate et Vincent arbore le look jeune homme dans le vent jean et baskets blancs...Le sommelier entre en scène, regarde autour de lui pour tenter de retrouver Robescou, ne le voit pas, abandonne; il salue Bianca. BIANCA Les fleurs sont magnifiques... Merci... SOMMELIER C'est la moindre des choses... pour des retrouvailles...je sers le champagne...?(Bianca ayant acquiescé d'un signe de la tête, il sort) RADOU (contemplant la photo) Le 30 mai 1973...(comptant) ...Pour une fois, tout le monde était là : pas un tire-au-flanc...vingt-huit,...-neuf,... trente ! ? (pour lui-même) C'est imposible : je me rappelle parfaitement que nous étions tous là. (il recompte)Vingt-huit, vingt-neuf !...mais qui manque ? KATIA C'était une journée splendide, la veille de l'entrée dans la vie...dans l'âge adulte... Radou et Vincent se jettent des regards complices devant ce lyrisme intempestif. VIOLETA Moi, je ne pensais qu'à une chose : c'était le dernier jour où l'on portait l'uniforme... RADOU Au bout de douze ans, on en était plutôt...las... VIOLETA Le parc de la Fontaine, derrière le lycée : c'est là que nous avons fait la photo...nous étions tous... RADOU Justement... VINCENT (lui coupant la parole) Jeunes et beaux ! comme aujourd'hui. VIOLETA Nous avions pris des bateaux sur le lac...les garçons ramaient... RADOU Je me souviens : Katia est tombée à l'eau... KATIA On m'avait poussée... VINCENT Et personne ne voulait te repêcher... KATIA Vous n'avez pas grandi... BIANCA (à Vincent) C'était toi, le rameur ? VIOLETA (rêveuse) Non, c'était Silé... VINCENT (allusif) Ah Silé, pourquoi es-tu Silé...?Ah, Romeo , why are you Romeo?...moi, je ne ramais pas : je poussais Katia. KATIA Irrésponsable ! Le sommelier entre et propose les coupes de champagne sur un plateau : chacun des invités en prend une...Bianca trinque , puis, face à la photo, la coupe levée, chante : BIANCA Gaudeamus igitur, Juvenesdum suumus ! Elle fait signe aux autres de continuer, petit à petit leurs voix se joignent à la sienne : TOUS Post molestam senectutem Post jucundam juventutem Nos abebit suumus ! Ils lèvent tous leurs verres, trinquent et boivent... VIOLETA C'est si beau : on aurait pu continuer ! VINCENT En latin ? qui s'en souvient ? RADOU On est une classe de maths ... KATIA Déjà qu'on sait à peine ce qu'on a dit jusque là ... BIANCA Ca parle de la jeunesse...faut en profiter... tant que ça dure... Silence gêné. RADOU (à Bianca) Il faut que tu viennes de Paris pour nous réunir... BIANCA Je croyais que vous vous voyiez tous les ans, comme nous l'étions promis... VIOLETA Les premières années, nous nous sommes vus... deux ou trois fois... KATIA Puis on a arrêté... chacun ses soucis... RADOU ( Marina arrive, bruyante, tonitruante, entourée d'un volumineux et vibrant tourbillon de falbalas et de volants; elle est énorme et maquillée de façon très criarde. D'un geste théâtral elle jette son manteau sur une chaise...pour grelotter et laisser voir sa robe en lurex rouge.) MARINA (regardant Radou) Ciel ! il y a même les Brahmanes, ils auraient survécu à la quarantaine...Ils sont indestructibles...il y a du champagne, des femmes...et (regardant Katia) des bêtes ...Je ne suis pas trop en retard ? Marina embrasse tout le monde avec beaucoup d'enthousiasme, évitant soigneusement Katia. Le sommelier revient avec un nouveau plateau de coupes de champagne... BIANCA ( à la nouvelle venue) Tout le monde n'est pas encore là : j'ai téléphoné aussi à Marina : elle va venir... Long silence pesant... MARINA C'est moi, Marina. Bianca se tait un instant puis tente de réparer la gaffe. BIANCA Biens sûr, bien sûr que c'est toi, je t'ai reconnue... (elle l'embrasse à nouveau mais cette fois beaucoup plus affectueusement) MARINA Ne t'inquiète pas, c'est normal : personne ne me reconnaît...j'ai pris quarante kilos, j'ai perdu mes cheveux, des dents...ma chérie (à Katia) ...je savais que "certaines personnes" allaient être là mais c'était si important de te revoir, toi... Alors j'ai fait taire mon coeur et je l'ai fouetté : tu iras...et tu te tairas. Du moins tu essayeras...Vingt ans que je ne lui demande que ça à mon coeur : se taire !... Elles s'embrassent. MARINA Tu ne m'a pas reconnue, hein? BIANCA Non...les yeux sont pourtant...comme avant. MARINA Quant au reste... Elles rient.. MARINA (levant son verre) Gaudeamus, vieux frères...c'est vrai après tout : même les Brahmanes sont des hommes. Radou et Vincent chantent pour rire le début de Gaudeaumus .. MARINA Qu'est-ce qu'ils sont cultivés, ces Brahmanes... ! L'andropause n'a pas entamé leurs belles qualités...d'esprit... RADOU On a répété avant que tu viennes... VINCENT Et arrête de nous appeler Brahmanes : en vingt ans, la blague s'est usée... BIANCA Au contraire : elle s'est améliorée. Le comique de répétition, comme le bon vin, s'améliore avec le temps...Du vrai champagne : dis donc...ça fait un siècle qu'on n'en a pas bu... Long silence. Katia est mal à l'aise : Marina n'arrête pas de la fixer. Radou et Vincent mettent de l'huile sur le feu en regardant tout aussi fixement les deux femmes, l'une après l'autre, comme si un match de tennis se déroulait entre les deux. Katia change de place, tousse, s'étrangle avec son champagne. BIANCA Que devenez-vous ? KATIA Ca va, c'est des mensonges tout ce qu'on a raconté en Occident qu'on va mal et tout ça... MARINA Au fond Rotschild et Rockefeller voudraient bien prendre notre place : ils nous ont même écrit dans ce sens, mais nous avons refusé... VINCENT On fait aller... VIOLETA Il paraît qu'une télévision privée commencera à émettre bientôt... RADOU (chantant) Tout va très bien, madame la marquise... MARINA Tu sais que je suis médecin? BIANCA Tu ne voulais pas être professeur ...? MARINA Quelle mémoire...Tu vois : on change...(les larmes aux yeux) D'autres que moi sont professeurs ...(rit) mais je suis heureuse, très heureuse...euphorique même...(elle commence à fouiller fébrilement dans son sac à main) BIANCA C'est ton petit frère qui voulait etre médecin... MARINA (fermée) Oui... BIANCA Qu'est-ce qu'il était mignon, tu l'amenais partout avec toi...on l'adorait (vers les autres) n'est-ce pas? Les autres ont l'air embarrassé. RADOU Il était super, son frère... BIANCA Qu'est-ce qu'il fait ? MARINA (après un long silence où tout le monde semble attendre sa réponse) Il est tranquille maintenant : plus de soucis...tout va bien... BIANCA Il s'appelle Florian... MARINA Quelle mémoire, mon fils je l'ai appelé Florian...justement ! BIANCA Comment tu fais pour ne pas les confondre ? MARINA C'est assez simple : mon frère est mort... BIANCA Mort ? MARINA Il y a seize ans... en montagne...comme il le voulait : "je voudrais mourir en montagne, Marina."Il me disait ça souvent pour me taquiner : il savait que le simple fait d'évoquer sa mort me mettait en rogne. Je le poursuivais dans la maison pour qu'il arrête d'en parler. Il courait en riant...puis il a fait de l'alpinisme...Je croyais qu'il plaisantait mais au fond, pendant des années, il m'avait annonçé sa mort...il y a de ces signes qu'on ne sait pas voir... Marina regarde fixement dans une direction , elle se tait, de cette direction apparaît Vlad dans son costume d'enterrement : il prend une bouteille de champagne et en verse dans toutes les coupes. Les autres invités n'ont pas l'air de l'apercevoir mais Marina lui tend sa coupe , tout en le regardant droit dans les yeux. MARINA J'aimerais tellement avoir un signe de lui, rien qu'un signe...je crois que maintenant je pourrais le comprendre...J'ai été si malheureuse que c'est un peu comme si j'avais été de l'autre côté... (Mais Vlad se détourne d'elle , il va vers la photo et regarde chaque personnage en le comparant avec le cliché) Tout le monde regarde Marina. MARINA Mon mariage a duré un mois...Une nuit de plaisir, neuf mois d'attente et toute une vie de pension alimentaire ! (elle éclate de rire) Après mon mari est parti avec une autre, (Katia s'en va ostensiblement, se dirigeant vers le téléphone) après j'ai élevé toute seule l'enfant tout en m'occupant de mes vieux parents, et mère divorcée ici c'est pire que noir en Afrique du Sud, après j'ai été de plus en plus fatiguée, après j'ai grossi, après j'ai perdu mes dents, et maintenant,... dès que mon enfant sera élevé on va me trouver un cancer et je vais me reposer enfin...Quarante ans de lutte ininterrompue dans le brouillard et je n'aurais rien compris à cette vie. J'ai hâte de féliciter mon frère : comme d'habitude, il avait compris avant moi : c'est pour ça qu'il est parti à dix-huit ans...(levant son verre) Tchin! Le sommelier se dirige vers Bianca. Il croise d'abord Katia à laquelle il indique où se trouve le téléphone, ensuite il tressaille car, en entrant, il a croisé Vlad qui sort. Si les autres personnages ne semblent pas l'avoir remarqué, le sommelier a tressailli dès qu'il l'a approché. LE SOMMELIER Le buffet est prêt ! Silencieusement, Silé entre en scène par le côté cour et reste un instant à l'écart pour observer les autres. Côté jardin, Robescou qui y était caché, est le seul à avoir remarqué l'arrivée de Silé : il se dissimule donc encore mieux derrière son paravent. BIANCA (riant) Trente ! vraiment , j'étais optimiste ! ... VIOLETA Ce sont les vacances... MARINA Noël et Nouvel An... VINCENT Bientôt Pâques... RADOU ...les fêtes de famille en province... KATIA (le combiné à la main, composant le numéro)...les escapades au bord de la mer... MARINA (pour elle-même, presque sans agressivité) Le bord de la mer en décembre, n'importe quoi ! VINCENT ...et il fallait encore trouver ton annonce dans tout ce fatras de voitures d'occasion et d'échanges d'appartements... RADOU (fixant la photo, pour lui-même)...Mais qui était le trentième ? BIANCA En tout cas celui-ci (elle prend un couvert) je le mets à part : ce sera la couvert de l'absent, de celui qui ne peut pas venir...(les larmes aux yeux, elle place ce couvert au centre d'une table et reste comme fascinée à le regarder) RADOU Il y a aussi les morts... BIANCA Déjà... SILE (qui restait appuyé au chambranle jusque là ) Il y a bien des norrissons qui meurent dans les hôpitaux,...pourquoi pas nous ? RADOU Silé ! KATIA (reposant le combiné, recomposant son numéro) Voilà le héros ! VINCENT T'es venu, vieille branche... VIOLETA Bonjour, Silé... MARINA Qu'est-ce qu'il est resté beau, ce mec... VINCENT (moins enthousiaste) Ben, mon vieux, on te croyait en Moldavie... SILE (avec un méchant regard) J'y étais...(il montre sa main-prothèse...il arrive devant Bianca, embrassade assez froide des deux côtés) RADOU (vite) Tu sais que Ionesco est mort? SILE Lequel ? Il y en avait trois Ionesco... VIOLETA Celui qu'on appelait Sherlock Holmes ou Elémentaire-mon-cher : tu sais, parce qu'il savait résoudre tous les problèmes de maths... VINCENT On lui montrait un énoncé de trois pages, il ne prenait même pas de crayon mais il claironnait : "Elémentaire, mon cher : pi 4R racine cubique de 474 857". RADOU Il est donc mort, Elémentaire-mon-cher... BIANCA De quoi ? RADOU Elémentaire, ma chère : noyade ! BIANCA Non !!! MARINA Incroyable... Justement lui qui détestait l'eau... RADOU Je me rappelle encore les cours de sport à la piscine : le prof le menaçait de lui mettre zéro s'il ne plongeait pas. C'était grave pour lui : il avait des dix partout...Un point de moins et il n'était plus le premier...mais il ne plongeait pas. SILE Un jour, on a eu un maître nageur remplaçant, un type très primitif, très dur : il nous a dit de le tirer dans l'eau de force... RADOU Pauvre Elémentaire-mon-cher : il avait fait une crise de nerfs... VIOLETA Une prémonition ? KATIA (toujours au téléphone) Penses-tu ! c'était une coincidence...superstitions gratuites... MARINA La grande connaisseuse de l'âme humaine a parlé ! VINCENT Pendant qu'on le traînait vers l'eau, il tentait désespérément de s'accrocher au sol, avec ses doigts, avec ses orteils, avec ses ongles...qu'il avait la peau en sang ! RADOU Il y avait des traces de sang sur le bord de la piscine... BIANCA Et vous vous l'avez traîné quand même? VINCENT Les profs de sport c'est comme à l'armée : ca ne réfléchit pas...Si on refusait c'était les pompes pour tous...jusqu'à ce qu'on tombe... SILE (à Bianca) Tu sais bien qu'on est tous des brutes... BIANCA (montrant Silé au groupe) Il me cherche ce type ou quoi? VIOLETA Il plaisante... RADOU C'est vrai que vous deux, vous n'avez jamais pu vous blairer... BIANCA Pas moi... SILE Je ne lui ai pourtant rien fait...encore... BIANCA (salace) Et, je le crains pour toi, ce n'est pas demain la veille... MARINA Moi je ne comprends pas comment un type qui craignait l'eau comme la peste a pu finir noyé... RADOU Après avoir fini Ponts-et-Chaussés, premier comme d'habitude, Elémentaire-mon-cher a été engagé sur la grande centrale hydraulique du moment...il était heureux... VINCENT Et un jour qu'il surveillait le barage, plouf ! RADOU Ingénieur à l'eau ! BIANCA Il était si gentil, Ionesco.... MARINA (elle est en train de farfouiller dans son sac...)Il était super : il nous laissait toujours copier ses problèmes de maths sans faire des tas d'histoires...(elle avale des comprimés sortis d'un tube; voyant le regard de Bianca pointé sur elle) Des calmants...j'en prends tellement que je suis droguée...et je suis devenue obèse...C'est depuis qu'ils m'ont libéré de l'asile que j'en prends autant...(Bianca rit) Mais non, c'est pas une blague : j'ai été à l'asile...heureusement que je suis médecin et que je peux barboter des calmants...aucun pharmacien ne m'en donnerait autant...(elle tente d'avaler les médicaments en buvant son champagne) SILE Evite au moins d'ingérer de l'alcool en plus... MARINA Tu es gentil... SILE Je pense à ton bol alimentaire nauséabond...en cas d'autopsie... MARINA (après lui avoir envoyé un baiser sur le bout des doigts) J'irai me faire disséquer ailleurs... VIOLETA Ils ont gardé l'esprit carabin tous les deux... SILE (rêveur) Ah les salles de garde en compagnie de Marina... MARINA C'était le beau temps...arrête : tu me fais bander... KATIA Qu'est-ce qu'ils sont grossiers... MARINA (du tac au tac) Il y a ceux qui disent et ceux qui font...mais à tout prendre, ceux qui aboyent sont moins dangereux que ceux qui mordent...(elle se lève et va à son tour vers le téléphone, y rencontre Katia) Encore toi...il faut que je tombe toujours sur toi... KATIA (raccrochant) Je te laisse la place...la personne...n'était pas là...(revenant vers les autres, visiblement troublée) Popesco aussi, il est mort... RADOU Popesco...Eugène. KATIA Adriana aussi... BIANCA Adriana... de quoi? Silence gêné... SILE C'est la légalité qui l'a tuée. Elle est morte des suites de l'interdiction légale de l'avortement... VIOLETA Comme beaucoup d'autres... KATIA Tout ça est très exagéré... SILE Il faudrait interdire ce genre de discussion aux stériles... KATIA C'est une calomnie... SILE Non : une violation du secret médical... BIANCA (à Sile) C'est vrai : tu es médecin aussi... SILE Ca t'étonne, hein? Comme tu m'as pris toujours pour une sous-merde ? BIANCA Pourquoi sous... ? VINCENT (au sommelier qui passe avec les plats d'hors-d'oeuvre) Ces deux-là, il faudrait les séparer si vous tenez à votre vaisselle.. LE SOMMELIER (regarde, hausse des épaules) Qui s'aime se taquine...(il continue à passer ses plats, sous le regard ahuri de Vincent) MARINA (au téléphone) Allo, Florian ? tu as trouvé le repas dans le frigo ? VIOLETA Silé est neurochirurgien...(vers les autres) il est le seul qui exerce exactement le métier qu'il voulait à dix-huit ans... SILE (prenant une coupe de champagne, montre sa prothèse)...ca m'étonnerait que je puisse continuer à l'exercer... Bianca lance des regards désespérés vers les autres. On lui fait signe qu'on lui expliquera... BIANCA (pour elle-même) Vlad aussi : il voulait être architecte : il l'a été... MARINA (criant au téléphone) Non : je t'interdis de prendre de l'argent dans la boîte...je rentrerai tôt ce soir ...et je t'interdis de sortir, tu m'entends...tu ...allo ! Allo? Florian...(visiblement, sn fils a raccroché ) ne me raccroche pas au nez...! VINCENT (en train de se verser un verre de whisky) Je me rappelle que Katia voulait être une révolutionnaire professionnelle : une Kroupskaïa locale... KATIA (fielleuse, à Vincent) Et toi, tu voulais être explorateur...Chauffeur de taxi c'est déjà l'aventure... VINCENT Chef du syndicat des chauffeurs ! KATIA Ce n'est pas explotateur... VINCENT Aventurier, je voulais être, nouille ! Aventurier pas explorateur ! MARINA (revenant vers les autres) Moi je rêvais d'être professeur comme ma mère : et je suis médecin...quant à la pédagogie, vous venez de le voir, l'éducation de mon fils est une grande réussite...(elle boit cul-sec) RADOU Moi, je voulais juste être rentier... BIANCA Non, moi je me souviens, Radou : tu voulais être diplomate... RADOU Diplomate indépendant, puissant, écouté...les conférences internationales, la nuée des journalistes à l'issue des négociations...hé hé...ça c'était un rêve...autant essayer d'être scaphandrier quand tu habites le Sahara... (à Violeta) Et toi qu'est-ce que tu voulais être ? VIOLETA Mère de famille...(rit) et je suis expert-comptable... VINCENT Bianca, elle, n'avait pas de problème : elle était déjà écrivain... RADOU L'enfant prodige de l'espace carpatho-danubien... BIANCA Calomnie : moi je rêvais de n'être rien...et je suis presque rien... SILE Encore un petit effort, camarade...T'envoies trop de rayons pour quelqu'un qui rêve d'obscurité. BIANCA C'est toi qui es ébloui sans que je rayonne... SILE On est toujours trop bon avec les femmes... MARINA (sans que l'on sache si elle parle sérieusement ou si elle se moque) J'adore ces moments de franche camaraderie... VIOLETA (faisant passer un plat d'hors d'oeuvres parmi les invités) Servez-vous : ça à l'air délicieux... MARINA Des olives à la grecque : je n'en ai plus goûté depuis la libération des prix... VINCENT C'était dans une autre vie... (Chacun grignotte une olive ou un cracker, sa coupe de champagne à la main, ils sont encore un peu figés, encore sur leurs gardes.) KATIA Florea aussi est mort... RADOU La théorie selon laquelle les cancres vivent plus longtemps que les autres en prend un coup... SILE Ionesco-élémentaire-mon cher et Florea...le premier, le dernier (il se signe)... dérision... : tout le monde au cimitière... MARINA Vita est morte aussi. Mais ce n'était pas moi qui l'opérais... RADOU Non : c'était Prodan ... MARINA Ce mec-là a tué la moitié de Bucarest ! SILE On lui adresse beaucoup de cas désespérés... RADOU C'est un boucher... MARINA Son père est un grand médecin : c'est lui qui l'a poussé dans la profession. Autrement, de Prodan-fils on n'aurait même pas voulu en tant que brancardier ... BIANCA C'était un parvenu brutal et prétentieux : déjà tout petit...je me rappelle que cet imbécile se cachait dans les toilettes des filles et essayait de nous coincer... SILE On peut en dire du mal? Même des vivants...? BIANCA (agressive)Tu veux dire...? SILE Je croyais que c'était une réunion où l'on ne disait que du bien et où l'on pleurait nos morts...je croyais qu'on allait se contenter de tenir nos coupes de champagne, le petit doigt en l'air, et d'échanger des recettes de cuisine... BIANCA C'est pour ça que tu es venu... SILE Evidemment, je suis un peu efféminé ... (Tout le monde se met à rire) BIANCA C'est aussi drôle que ça...? SILE (sinistre) Je suis très drôle... VINCENT (se versant un plein verre de whisky) Attends un peu que les langues se délient et tu vas en entendre... MARINA (tendant son verre à Vincent pourqu'il la serve) Ca va pas tarder... VIOLETA Vita a laissé trois enfants...orphelins. J'ai voulu les adopter...Sile m'avait fait les papiers..si gentiment... BIANCA Et..? VIOLETA Leur père n'a pas voulu... SILE Il est devenu fou de douleur, le pauvre... VINCENT Il est allé avec un couteau tuer Prodan-fils mais quand il l'a vu il a renoncé.. MARINA Je l'ai appris par des confrères : il l'a trouvé avec deux infirmières dans la salle de garde. Il l'a regardé, il l'a trouvé tellement nul qu'il a jeté le couteau par terre. Il a dit à Prodan-fils qu'il lui avait tué sa femme, laissé tois orphelins mais qu'il était trop minable pour qu'il se salisse les mains avec son sang... VINCENT Et cet imbécile de Prodan, au lieu de dire merci, a en plus déposé plainte... SILE Et l'autre malheureux a dû faire un mois de prison : heureusement que Violeta a pris soin de ses enfants pendant ce temps-là... VIOLETA Ils sont si beaux, si doux...tiens : voilà leur photo. Ils ressemblent à Vita, n'est-ce pas? BIANCA Beaucoup... VIOLETA Le père vit enfermé avec eux...comme de petites bêtes qui se terrent...Il ne les envoie pas à l'école... RADOU (regardant la photo) Sept morts... SILE (à Marina)Tu ne devrais pas boire avec tes calmants ! MARINA (buvant) Oui, mon joli coeur ! BIANCA (à Radou, ahurie) : Sept morts...?! RADOU Nous avons vécu une révolution et vingt ans d'âge d'or... VIOLETA Huit morts : Léon, il est mort au tremblement de terre... BIANCA (atterrée) Léon...nous étions assis dans le même banc pendant la dernière année... VIOLETA On l'appelait le prince consort... MARINA Tu étais veuve et tu ne le savais pas... BIANCA Pauvre Léon... Vlad entre en scène : de façon tout à fait amicale , il s'installe derrière Sile, son coude sur l'épaule de Sile et suit la conversation avec intérêt. personne en semble le remarquer. SILE Le tremblement de terre, c'était il y a dix-neuf ans... Quant à Léon, maintenant il est mort depuis autant de temps qu'il a été vivant...Tu ne vas pas commencer à le pleurer... BIANCA Pour moi, ça fait seulement cinq minutes qu'il est mort...Laisse-moi le temps de m'y habituer ... RADOU Il y a bien eu des gens avec lesquels tu es restée en contact... BIANCA Justement : non ! ...Je suis partie juste après le bac. Rappelle-toi : vous étiez tous partis faire votre service militaire ... Vous m'aviez écrit des cartes de voeux pour Nouvel An. J'avais pris ces lettres avec moi lorsque je suis partie en Occident. Je pleurais toutes les nuits : je ne savais pas si j'allais rester ou revenir et, quand j'avais trop le mal de pays, je lisais vos lettres, celles de Vincent , celles de Vlad... RADOU Vlad, ton grand copain...il vient ce soir ? BIANCA (les larmes aux yeux)...mort... KATIA Mais alors tu sais...? VINCENT Et nous qui nous étions promis...de te l'annoncer en douceur... RADOU Il est mort, Vlad ? MARINA Cette semaine. BIANCA J'ai été à l'enterrement... KATIA On t'as pas vue... BIANCA (se met à rire) Excusez-moi...excusez-moi : c'est nerveux...(rit) c'est Katia : quand elle a dit : on t'a pas vue à l'enterrement...je suppose que j'y suis arrivée en retard ...je ne savais pas... alors je suis allée d'abord à la maison, le temps de trouver des voisins qui m'ont renseignée, le temps de trouver le cimitière...mais ce "on t'a pas vue" ...irrésistible (rit) A Paris, l'autre jour, on m'a présenté quelqu'un dans un dîner . On m'a dit : tenez, c'est un Roumain, comme vous. Alors l'autre, une gueule de stalinien orthodoxe, enfin : le type n'était pas responsable de sa tête, il me toise longuement, il ne serre pas ma main tendue, il dit juste d'un ton péremptoire et supçonneux : "Vous êtes Roumaine ? pourquoi je ne vous ai jamais vue aux manifestations devant l'ambassade ?" (elle se remet à rire) Comme si la place d'un Roumain était obligatoirement ...(elle rit) Long silence... VINCENT Et pourquoi il ne t'avait pas vue devant l'ambassade...? Bianca reste ahurie. BIANCA Mais parce que je n'y étais pas...C'est mon droit, non ? Surprise générale, chacun pense pour lui...Sile se met à rire...Les autres les toisent, lui et Bianca, d'un air méfiant. SILE (en riant, à Bianca) Tu vois bien : rien n'a changé. Quand tu es partie on te demandait pourquoi on ne te voyait pas aux défilés du permier Mai. Tu rentres ? on te demande pourquoi t'es pas en faction devant l'ambassade roumaine... KATIA (très sérieuse) Bianca n'a jamais eu une vraie conscience civique...Elle a toujours vécu dans son univers...Et être écrivain ca n'arrange pas les rapports avec la vie réelle. RADOU Ce qui ne vous a pas empêché de l'élire chef de classe à ma place... SILE Peut-être qu'elle avait une conscience humaine ...elle... BIANCA (conciliante, à Radou) Le plus grand moment de responsabilité que vous m'avez fait vivre étant d'expliquer devant la direction de parti que si vous jouiiez au foot dans la clase ce n'était pas dans le but de casser le portrait du président, que cette casse n'était qu'un épiphénomène de votre manque de maturité et non pas d'un choix contestataire conscient, tu n'as pas perdu grand chose.... VINCENT Quel portrait cassé? Je ne me souviens pas... SILE C'est toi qui l'avait cassé, imbécile... VIOLETA Et c'est Silé qui avait pris sur lui... SILE Me souviens plus... BIANCA Moi, je m'en souviens...Vincent en avait tellement fait qu'il risquait d'être exmatriculé au premier faux-pas... On a cherché un volontaire et Silé, dont le "casier" politique était vierge, a voulu prendre ta place... MARINA (avalant une nouvelle poignée de comprimés) Quand est-ce qu'on mange, quand est-ce qu 'on boit? SILE (se rapproche d'elle, suivi de Vlad )Je peux voir? (il lit l'étiquette du tube) Si tu prends déjà ça, t'as intérêt à ne pas boire...au moins... MARINA (charmeuse) M'en fous : y a un bon médecin dans la salle... SILE Avec les saloperies que tu prends je te dirigerai chez Prodan en réanimation...Je dis bien : Prodan-fils ! MARINA Pitié : pas Prodan, pitié : j'ai un enfant à élever...(changeant brusquement de registre) Et quand je pense que ce connnard enseigne à la fac... SILE L'hygiène alimentaire : c'est ce qu'on a pu lui donner de moins dangereux. VINCENT Même là il doit faire des dégâts. Je l'ai rencontré par hasard à un mariage : il mange et boit comme un porc. Je ne vois pas à qui il pourrait enseigner l'hygiène alimentaire sauf à des cochons... MARINA Qu'es-ce que je voudrais, moi, une chaire à l'uni : enseigner... enseigner ne plus crever des abcès et badigeonner des psoriasis?.... Comme Vlad a l'air de s'ennuyer, il s'assied sur une chaise et commence à écrire une lettre. VINCENT (à Bianca) Tu sais que j'ai eu des ennuis quand tu m'as écrit de l'Etranger...? Oh là là j'en ai eus des soucis a cause de tes lettres.J'étais peinard à la caserne quand voilà le sous-off qui m'appelle. Je me dis : tiens c'est du mitard ; je ne faisais que ça...mais non, c'était pire : il m'amène chez mon officier. Garde-à-vous et tout le reste : il prend un air malin,... SILE Ils prenaient toujours des airs malins... VINCENT "Alors... on communique l'adresse de son unité à ses des espions étrangers..."qu'il me fait, se voulant très fin. BIANCA Je m'en suis rendu compte après. Vos coordonnés à l'armée, vous m'aviez envoyé tout ça à Bucarest et moi, je les avais emportées...sans penser que je changeais de monde... là-bas, j'étais si perdue, si seule, j'attendais un reviens-reviens et ça ne venait pas...alors je vous ai écrit : je voulais qu'on me fasse revenir... ROBESCOU (sortant de sa cachete) Je t'ai bien écrit, moi...Je t'ai dit de revenir... VINCENT Tiens : l'oeil de Moscou... RADOU Ca t'étonne ? SILE Y a décidémment que les meilleurs qui s'en vont... ROBESCOU (à Bianca) Tu te rappelles de moi ? Bianca s'approche de lui le prend dans les bras. VINCENT Le baiser de Judas... SILE Mais non : c'est le baiser au lépreux... BIANCA Bien sûr, Robescou : bien sûr, c'est vrai que tu m'avais écrit et je me demandais même comment tu avais eu l'adresse. VINCENT Ne te demande pas : il vaut mieux. RADOU Son papa avait accès à tous les fichiers : c'est lui qui les faisait d'ailleurs... SILE Tu te rappelles qui était papa Robescou? BIANCA Robescou-le-Bon-Dieu... ROBESCOU (à Bianca) Mais de mon prénom, de mon prénom tu te souviens? BIANCA Mais bien sûr, Robescou, pour qui tu me prends? Je ne suis pas encore gâteuse...Valentin ! Valentin... Robescou sourit. ROBESCOU (désignant les autres d'un regard circulaire)Tu vois : j'ai pris des risques en venant te voir... un lynchage est si vite arrivé. VINCENT C'est pour ça qu'il circule toujours avec quatre motards autour de sa Volga noire blindée... ROBESCOU Chrysler...noire blindée... SILE J'oubliais : on a fait une révolution entre temps ... pour changer ta Volga en Chrysler... BIANCA (à Robescou) Qu'est-ce que tu deviens, mon vieux ? Toussottements discrets. VINCENT C'est vrai qu'elle était distraite : ça m'étonne plus que son étourderie a failli me coûter le tribunal militaire... MARINA (à Bianca) T'en as de drôles de questions pour le camarade fils du camarade Robescou-le-bon-dieu... BIANCA Ben quoi ...?Les services secrets n'existent plus après la révolution, non...? Tout le monde pouffe de rire, d'abord timidement puis franchement . Robescou rit plus fort que tous les autres. Imperturbable, Vlad glisse sa lettre dans une enveloppe, la cache dans une poche de Bianca ou dans son sac et sort de scène. SILE Tout est pur aux purs... RADOU La ce serait plutôt : heureux les pauvres d'esprit... VIOLETA Elle a toujours été dans la lune... BIANCA Je suis la seule à avoir froid ou c'est général? VIOLETA (souriant) C'est...unanime...(en effet , tout le long de la scène, ils ont tous, sauf Marina, gardé leurs manteaux) Le sommelier entre : il passe des coupes de champagne à tout le monde. ROBESCOU J'ai succédé à mon père : je suis Robescou-le-bon-dieu-junior. VINCENT D'où les slogans très remarqués Place de l'Université :" Fini le nom du père et du fils !" MARINA Oh la la , la Place de l'Université : tu aurais dû y être, Bianca ! C'était beau : tout le monde s'aimait... KATIA Qu'est-ce que tu racontes ? il n'y avait que des hooligans et des tsiganes...une poignée... VIOLETA Mille personnes ! ROBESCOU Cinq cents : officiellement, cinq cents... VINCENT Dix mille, oui ! RADOU Plus même... VIOLETA (regardant les autres et leur faisant un signe discret vers Silé) Arrêtez de parler de ça...je veux dire : de politique...C'est des retrouvailles pas de réglements de comptes ! MARIANA La plus belle des chansons... tu la connais, Bianca ? Mieux vaut être mort que communiste Mieux vaut être pauvre que activiste... Vincent, Sile ,Radou et Violeta chantent avec elle... BIANCA Comme j'aurais aimé être là... KATIA Qu'est-ce que tu racontes ? c'était un ramassis de déclassés... RADOU Tu y as donc été, place de l'Université, pour les voir... KATIA Non : je les ai vus à la télé... MARINA Ben voyons : à la télé d'Etat...(pour elle-même) Elle me fait pitié, celle-là... KATIA Ils ne faisaient que boire et voler...ils faisaient des choses sales... SILE Ca, c'est bien vrai : ils étaient même si voleurs, ces manifestants, qu'ils m'ont piqué mon bras...en le dissimulant sous la chenille d'un tank qui passait par là... VIOLETA (air de reproche vers les autres)Je vous avais dit... KATIA Ben quoi...on parlait en général... MARINA Et l'autre chanson celle de l'éléphant, vous vous la rappelez ? Un éléphant... Petit à petit, tous se mettent à chanter. Bianca s'approche discrètement de Violeta. BIANCA Qu'est-ce qu'il est arrivé à Silé? VIOLETA Dès qu'on a appris que des chars dispersaient les manifestants pacifiques de la Place de l'Universite, il s'est précipité de son hôpital pour aider les blessés. Un jeune était tombé sur un char, Silé a voulu le tirer de là mais son propre bras a été entraîné et arraché ...(elle a les larmes aux yeux) BIANCA (les yeux écarquillés) Il a fait ça, Sile... Mais avant c'était un glandeur, il se fichait de tout..sauf de courir après toutes les filles... VIOLETA (sur le point de pleurer) Tu ne le connais pas... Robescou, Silé et les autres se rapprochent de Bianca et Violeta. RADOU Comment tu trouves le pays..."vingt ans après" ? ROBESCOU Comment tu nous trouves ? BIANCA Je trouve tout formidable ! RADOU Bobards... BIANCA Je te jure que je suis sincère...ça fait seulement quatre jours que j'y suis...mais je touve pittoresque... RADOU (horrifié) Pittoresque ! BIANCA Juste un exemple : l'autre jour, je vais chez Capsa. Je commande mon thé, je vois leurs gâteaux...les meilleurs de la ville mais, que veux-tu ? je m'étais déjà acheté des petits pains au sésame dans la rue...vingt ans que je n'avais pas vu de pain au sésame comme ça, tu comprends...? J'en rêvais, j'en avais le goût dans la bouche...toute mon enfance j'ai mangé ces petits-pains-là...en même temps, le sommelier de chez Capsa devait vendre ses gâteaux, ça je le comprenais bien. Donc : quand il est revenu avec son thè, moi qui grignotais tranquillement mon petit pain au sésame, je lui dis en guise d'excuse : j'ai acheté ce petit pain dans la rue, je n'ai pas résisté mais je peux vous commander aussi des gâteaux de votre établisement, si ça vous arrange...Alors il me regarde d'un air hilare, il pose la théière, il contemple mon petit pain d'un air très sérieux, tu vois : l'air d'estimer la situation, et me dit : "Vous avez acheté de la nourriture à l'extérieur de l'établissement et vous voulez la consommer à l'intérieur ? Hmmm..." tu vois : il prend son temps....puis il ajoute :" qu'est-ce que vous voulez que je vous dise?...ben, je vais vous dire : bon appétit"...Ca, c'est tout ce que j'aime : la simplicité et la santé mentale : vous voulez bouloter votre petit pain ? ...bon appétit...la vie n'est pas plus compliquée que ça ! SILE C'est humain... VIOLETA C'est le charme du fatalisme...roumain... RADOU Mais vous êtes tous tombés sur la tête, le Roumain humain ? je rêve. Bianca doit être contagieuse : faut l'isoler , elle nous amène des fièvres idéalistes occidentales...Le sommelier il s'en fichait complètement : au prix où il est payé, qu'il laisse les gens manger toutes les saucisses achetés sur le boulevad ou qu'il leur fourgue tous les gâteaux de chez lui, il est payé la même chose. Alors pourquoi voulez-vous qu'il fasse du zèle ? BIANCA J'ai pensé à ça aussi...mais quand-même : il y a manière et manière ; il aurait pu m'embêter pour le plaisir. Il y a toujours des emmerdeurs comme toi... RADOU Ton sommelier est tellement abruti qu'il n'emmerde même plus...Surtout qu'il était psychologue; il s'est dit : je tombe sur une riche truie occidentale, pardon du mot ! si je me montre gentil, elle me laissera un gros pourboire. Tu lui a laissé un gros pourboire, peux-tu me contredire ? BIANCA Non ! RADOU Tu vois : il a bien jugé la situation. VIOLETA Ce que Bianca veut dire c'est qu'elle préfère donner un gros pourboire parce qu'un type est humain plutôt que rien donner à un qui est désagrèable... RADOU Vous me fatiguez : vous faites tous une régression fleur-bleue-et-bons-sentiments. Bianca fait du sentiment parce qu'elle est loin et qu'elle ne connaît pas le prix de la viande...C'est facile...et c'est comme avant : elle n'a jamais eu de soucis parce qu'elle restait bosser enfermée à l'internat comme une dingue, toute la journée ! VIOLETA C'est pas vrai : j'étais dans le même dortoir qu'elle et elle ne faisait que rigoler ou lire autre chose que les livre de classe... ROBESCOU Elle écrivait déjà : elle était tout le temps aux cénacles, dans les bibliothèques, dans les clubs d'écrivains... MARINA Tu ne te rappelles pas qu'elle lisait toujours ses leçons à la récré ? KATIA Je peux témoigner : elle ne faisait jamais ses maths. Elle les copiait d'après moi... SILE Ce qui rend fou Radou c'est qu'il n'arrive même pas à imaginer la facilité qu'elle avait...Il ne peut imaginer que le travail, le travail....Au secours ! RADOU Elle a toujours fait uniquement ce qu'elle voulait et elle continue...et moi, le seul faux-pas que j'ai fait de ma vie, je n'arrête pas de la payer : je ne suis pas resté en Suisse quand on nous acceptait encore comme réfugiés... (à Bianca) T'as vécu dans du duvet là-bas vingt ans ! BIANCA C'est ça qui te ronge...? J'attendais que vous me reprochiez de n'avoir pas témoigné sur ce qui se passait ici...pourtant j'ai essayé... RADOU Ca c'était impossible... VIOLETA Qui aurait pu croire...? SILE Déjà que nous qui vivions ici, on n'arrive pas toujours à croire ce qu'on nous fait subir... VINCENT Alors là-bas, tu penses... MARINA Mieux vallait ne rien dire : ils t'auraient prise pour folle... ROBESCOU C'était trop incroyable... BIANCA Moi je ne le savais pas : j'essayais de dire et je voyais dans les yeux des gens qu'ils ne me croyaient pas... KATIA T'aurais mieux fait de rien dire... Marina et Vincent, entraînant les autres, composent un monome chantant qui fait, tel un serpent, le tour de la salle. Robescou, le seul à ne pas danser, est assis sur une chaise mais chante. Le monome prend de force Katia et Bianca dans ses mailles et toute la scène est sillonnée par ce serpent humain...Le sommelier entre avec un plateau de hors-d'oeuvres mais, entraîné par Bianca ,il danse avec eux... SOMMELIER Je chantais cette même chanson du temps de mes études ... Un elefant se legana Pe o pinza de paianjen... TOUS Un elefant se legana Pe o pinza de paianjen... Quand la ronde se défait, quelques uns restent à l'avant-scène, assis sur des chaises : Radou, Bianca, Katia et Vincent. Les autres sont en train de se servir au buffet.. BIANCA Un elefant se legana Pe o pinza de paianjen... Un éléphant se balançait Sur une toile d'arraignée... RADOU Tu as un accent quand tu parles roumain... BIANCA Un acccent ?! RADOU Un accent étranger. BIANCA (furieuse) Un accent ? moi ? tu délires ! KATIA Si, si, moi aussi je l'ai entendu. BIANCA Evidemment, toi, t'es toujours d'accord avec le dernier qui a parlé... KATIA Pourquoi tu es si méchante avec moi ? BIANCA Toi, la fayote, tu la boucles ! VINCENT Enfin : Bianca telle que nous la connaissions...Je croyais qu'elle avait perdu son côté révolutionnaire. Je me disais : tiens, ils nous l'ont civilisée à Paris... BIANCA Pas de risque! Les Balkans, c'est génétique ! RADOU Tu as un accent. BIANCA Vincent, j'ai un accent? VINCENT Mais non : Radou et Katia, c'est des maniaques, tu le sais bien... RADOU Je suis maniaque, c'est vrai, mais elle a quand même un acccent étranger : elle grasseye... BIANCA (étouffant de colère et roulant les "r", à Radou) Je grasseye, moi? T'as qu'à demander à tout Paris : tout le monde sait que je roule les "r"... RADOU Peut-être que pour eux tu les roules, mais pour nous tu grasseyes... BIANCA J'ai pas d'accent ! Ecoute : un elefant se legana... RADOU (regardant la photo agrandie) C'est ça qu'on chantait... le dernier jour d'école ...mais qui est ce trentième qui manquait ? BIANCA C'est ça : change de sujet, il vaut mieux... RADOU On défilait en monome dans la rue en chantant ça... VINCENT Et le directeur, ce vieux trouillard qui avait envoyé les flics... RADOU Ils croyaient que c'était une manifestation. BIANCA On était partis en chantant et on est rentrés sous escorte... VINCENT Tu étais tout en avant , avec deux énormes rubans blancs dans les cheveux...j'ai encore les photos... BIANCA C'était moi tout en avant? KATIA Tu étais chef de classe... RADOU Elue par ces imbéciles ici présents... BIANCA Comment se fait-il que tu ne t'étais pas opposé... RADOU Moi, c'était l'unique abstention. Une opposition me semblait trop risquée...fibre de diplomate... VINCENT Tout le raffut que cela a pu faire cette histoire : Ils nous ont ménacé de ne pas nous permettre de passer le bac... RADOU ...de ne pas nous admettre aux examens d'entrée à l'université... BIANCA Tout ça pour avoir chanté sur deux cents mètres de boulevard une histoire absurde d'éléphant qui se balançait sur une toile d'arraignée... VINCENT Moi je me rappelle les visages souriants des gens aux fenêtres : il y en a eu qui, un instant ont cru qu'une révolution avait commencé... RADOU (à Bianca)Tout le temps que ça a duré cette attente, tu nous disais : n'ayez pas peur, ils n'oseront pas nous empêcher de passer le bac....Comment tu le savais ? BIANCA Je ne le savais pas...je disais ça pour vous donner confiance. J'étais morte de trouille. RADOU Bobards ! tu savais... KATIA Personne ne savait rien : ça aurait pu très mal tourner... BIANCA Comment voulais-tu que je sache? RADOU J'en sais rien... (insinuant) tes parents, ils n'étaient pas communistes ? BIANCA J'étais orpheline : vous le savez bien...J'etais allée chez le directeur avouer que c'était moi qui avais eu l'initiative du défilé et poposer de payer...pour tout le monde... KATIA C'est vrai : je me rappelle... VINCENT Moi je me rappelle juste Katia qui disait : " c'est Bianca qui a voulu cette manifestation, moi j'étais contre"...dans le bureau du directeur... KATIA Je ne m'en souviens pas...j'étais si jeune... Vous vous rendez compte : une sanction avant le bac, avant l'examen d'entrée en Sciences Politiques ? ça pouvait briser ma vie ! RADOU Tu oublies juste que nous étions tous aussi jeunes...que toi. VINCENT Et que nous étions tous à la veille d'un examen... RADOU Si on le ratait, cela allait briser notre vie..Vingt-neuf autres petites vies...presque aussi précieuses que la tienne ! KATIA Vous avez toujours été méchants avec moi ! (larmes de circonstance) VINCENT Depuis la maternelle ça lui allait si bien : elle se mettait à pleurer et tout le monde fondait ...Je me rappelle encore comme elle avait bien pleuré quand le camarade Staline est mort... Depuis aucun professeur n'osait lui donner moins que la moyenne... Une petite fille qui pleure si bien le camarade Staline ne peut être que politiquement vigilente...Soyons sur nos gardes... KATIA Vous ne pouvez pas comprendre : mon père était communiste a l'époque ou le parti était dans l'illégalité , il a fait dix ans de prison. Quand le camarade Staline est mort c'est un peu mon père que je pleurais... VINCENT Nous sommes tous des enfants martyrs... KATIA Je refuse de parler politique avec vous... VINCENT Nous ne parlons pas politique ; nous parlons famille : papa Staline... Vous n'y comprenez rien...le camarade Staline vous fait ricaner... RADOU Tant mieux : avant, il nous faisait trembler... VINCENT On ne dit plus le camarade Staline : on dit Monsieur Staline, sir Staline, dottore, commendatore Staline, senor Staline, Stasta, Stala, J. S.... KATIA Mon père, il a été exploité toute sa vie par vos parents, des petits bourgeois à la con avec leurs petites fabriques à la con...Il était typographe, malade de saturnisme à vingt ans, ça vous dit quelque chose ? ma grand-mère était analphabète, est-ce que ça existe encore ça ? Qui c'est qui a alphabétisé les paysans sinon les communistes, le parti? BIANCA Ma grand-mère, morte en prison aussi, comme tout le reste de ma famille d'ailleurs , d'où l'orphelinat, était, bien que propriétaire terrienne, parfaitement illetrée aussi... VINCENT Et toc! (discrètement, il regarde sa montre, comme il l'a déjà fait à plusieurs reprises) KATIA Bianca ne sait jamais de quoi elle parle : elle ne fait pas exprès mais elle fiche la merde partout...même quand elle revient au bout de vingt ans, il faut qu'elle foute sa merde. Pardon, Bianca, c'est pas ta faute mais tu es comme ça... tellement hautaine... BIANCA (sincèrement ahurie ) Hautaine, moi? KATIA Oui, hautaine : s'il y a une merde au milieu de la rue, tu ne la vois pas. Tu ne fais même pas exprès : ce sont tes yeux qui sont comme ça : programmés pour ne voir que le sublime et l'absolu. T'en as rien à fiche qu'un kilo de viande coute deux mille lei alors qu'un bon salaire mensuel est de quinze mille lei? Ce genre de calcul te semble vulgaire...Tu vis d'absolu et d'eau fraîche et ça, c'est un affront, oui : un affront à tous les misérables pauvres vivants pour lesquel le prix de la viande est une préoccupation vitale...pour moi, le fait que le kilo de viande est à deux mille francs est un de mes problèmes majeurs et ça, tu ne le vois même pas... RADOU (à Bianca) Bizarre comme le fait que toi, la grande letttrée, ait eu une grand-mère analphabète t'humanise...Evidemment l'analphabétisme c'est une constante du tierre monde sans distinction de classe...même les grands propriétaitres terriens étaient analphabètes (regardant Bianca avec un sourire ambigu) surtout les femmes... KATIA Nous ne sommes pas un pays du tiers monde ! VINCENT Il parle d'analphabètes.... KATIA Je ne laisserai pas passer ça : nous ne sommes pas un pays du tiers monde ! VINCENT Non, ma colinette, nous sommes une super puissance. KATIA (butée) Nous ne sommes pas un pays du tiers monde... VINCENT (mettant de l'huile sur le feu)Nous vendons nos enfants et nos putes, si possible contre des devises : c'est typique du tiers monde. KATIA (hurle) Qui vend des enfants ? qu'est-ce que c'est ces inventions impérialistes ? RADOU Excuse-la : c'est la seule qui a gardé l'ancien vocabulaire : l'impérialsme, le Père Noel et tout le reste... KATIA (furieuse) Puisque c'est comme ça, je m'en vais... BIANCA Katia, je te fais mes excuses : j'ai toujours cru que tu étais opportuniste, tu étais sincère... VINCENT Sincère...mais con! (à Katia) Adieu, Ophélie, va au politbureau... KATIA (s'asseyant) J'ai mal à mon ulcère...Il faut que je prenne mes pillules. RADOU Il vaut mieux qu'on arrête de parler politique...Ca ouvre les ulcères, tous les ulcères... KATIA (buvant un verre d'eau) Ca va mieux...Je ne supporte pas la mauvaise foi... RADOU (à Bianca) ...Quand j'ai vu ton annonce, dans la Voix du Peuple j'étais sûr que c'était une blague... KATIA Parce que vous lisez la Voix du Peuple...Il ne faut pas... VINCENT Mais elle est maso : même quand on ne s'en occupe pas d'elle, faut qu'elle revienne à la charge... RADOU Et qu'est-ce qu'il faut lire ? VINCENT La Cause du Peuple,... comme avant...? RADOU Attendez, attendez ! (à Bianca) Tu as donné ton annonce ailleurs qu'à la Voix du Peuple...? BIANCA Non... RADOU (à Katia) Alors toi, où l'as tu vue, l'annonce ? KATIA Je ne sais pas : ailleurs... Vincent se marre d'avance. RADOU Mais non, elle ne l'a pas donnée ailleurs. KATIA Je ne sais pas moi... VINCENT Katia, toujours pure et politiquement vierge... Tous rient. KATIA Mais vous n'embêtez que moi ! occupez vous donc de quelqu'un d'autre, de Bianca par exemple ! VINCENT Bianca a été loin pendant vingt ans. Conséquence ? elle ne nous a rien fait. KATIA Parce que moi, je vous ai fait quoi ? VINCENT Oh tu nous en a fait... comme chef du personnel, tu nous en a fait de ces dossiers... RADOU Tu n'as rien oublié... VINCENT Le camarde Robescou fait semblant de ne pas te connaître mais nous savons que tu lui préparais les meilleurs dossiers... KATIA Je n'ai fait que mon devoir...Je n'ai jamais pris un sou... RADOU Le pire c'est que c'est vrai : elle se croit honnête... KATIA Je le suis ! RADOU C'est toi qui te chargeais de signaler à chaque promotion dans l'enseignement que j'avais une soeur en Suisse et qu'aucun nouveau poste ne me convenait... KATIA On ne peut pas éduquer les jeunes de la nation avec une telle tare... VINCENT Et mes trois mariages, tu n'a jamais oublié de les signaler... Tu t'y es intéressée avec un de ces acharnements : tu aurais été follement amoureuse de moi, tu n'aurais pas été plus fouineuse... KATIA (buvant cul-sec pour se donner du courage) Je ne pense pas qu'un individu aussi inconstant pouvait assurer l'encadrement des travailleurs d'un syndicat...la suite m'a donné raison... VINCENT Tu ne m'as pas vraiment donné ma chance...et la place de chef des syndicats plaisait tellement à Igor... Vlad traverse la scène. Bianca l'arrête un instant le tirant par la manche... BIANCA Dites, ce n'est pas mon film ça...j'ai l'impression d'être ailleurs, un fantôme... Vlad lui sourit et sort de scène. KATIA (hystérique)Laissez Igor en dehors de tout ça ! (en pleurant) Vous n'avez jamais aimé Igor... VINCENT Non, on ne peut pas dire : moi aussi je suis un salaud mais au moins, de temps en temps, je suis sincère. Lors de mes tois mariages, j'ai été chaque fois sincère et c'est ça qui te démange le foie...jusqu'à en être jaune, jaune couleur icter. T'es rongée par la jalousie...jusqu'aux ovaires ! Et quand tu lui téléphones à ton Igor, tu vois bien qu'il est en vadrouille : pour trouver un nouveau parti, plus en accord avec la ligne générale. T'as été une bonne affaire pour lui mais ton cours s'est effondré avec la chute de la dictature...Avec ton passé, tu n'es plus qu'une casserolle accrochée à sa queue...de tout point de vue...du lest qui l'empêche de s'élever sur les cimes tant convoitées... KATIA Igor, je l'aime : je passerai par le feu pour lui, je lui donnerai tout ce que j'ai...je ne te permets pas de me juger, toi qui te fais entretenir par des étrangères...vieilles...(elle pleure) VINCENT (d'abord violent)Evidemment, comme il te manque des organes, comment purrais-tu comprendre ce qu'elles me trouvent? RADOU Ca devient scabreux... BIANCA Laisse-la, Vincent...tu te rappelles Igor...ça ne doit pas être rose tous les jours pour Katia... VINCENT C'est elle qui l'a choisi...(s'approche de Katia, essayant d'être amical) Va, ma grosse, arrête de pleurer. Au fond, on se comprend : peut-être que pour mes vieilles étrangères, ben...je suis leur Igor et puis voilà...personne ne te juge : on est tous la-dedans... Katia fond en larmes encore plus bruyamment. Vincent, très étonné, se tourne vers les autres. VINCENT Mille sabords, pour une fois que je voulais la consoler...Qu'est-ce que j'ai encore dit ... ? RADOU (le regarde fixement) La vérité... BIANCA Expliquez-moi tout ça posément ! n'oubliez pas que j'ai vingt ans de retard : d'abord : avez-vous des enfants ? KATIA (boit cul sec ) Non...et je n'en aurai pas ! VINCENT (consulte sa montre) Ca, c'est gentil de ta part...des fois que t'aurais eu une fille qu'elle t'aurait ressemblé et que mon malheureux garçon aurait eu la malchance de tomber dessus... BIANCA Tu as un fils ? VINCENT Il vit avec sa mère... BIANCA Et Violeta, elle qui voulait tellement avoir des enfants? KATIA (soupir) Elle n'a pas eu de chance... RADOU Le plus étonnant dans tout ça c'est c'est que l'accoucheur était encore Prodan, cet imbécile pistonné par son père... KATIA Elle a souffert... RADOU Il a failli la tuer, oui, heureusement que le papa était derrière comme d'habitude pour réparer les fautes de fiston. VINCENT Ils ont sauvé Violeta mais l'enfant est mort, elle ne pourra plus en avoir d'autres et elle fait pipi dans un sac en plastique. BIANCA Non! KATIA (à Vincent) Pourquoi parles-tu de choses que tu ne connais pas? VINCENT Peut-être que c'est pas vrai...Je sais par le syndicat que Violeta a une pension d'invalidité , c'est peut-être faux... KATIA C'est pas parce que c'est vrai qu'il faut l'hurler sur les toits... RADOU Bianca, si tu avais encore un espoir qu'il y ait eu une révolution, maintenant tu as compris... KATIA Mais quelle révolution, pourquoi une révolution? Nous étions tous si bien avant : c'était dur mais il y avait des lois. Si on les respectait rien de mal, ou presque rien, ne pouvait vous arriver...des lois souvent pas écrites mais tout le monde les savait puis, tout d'un coup : des coups de feu, une société bouleversée, des incendies et le monde a basculé. Aujourd'hui, plus personne ne sait où il est, de quel côté, plus personne ne sait qui il est...il y a des divorces pour des raisons politiques, des parents qui dénoncent les enfants, des gens de valeur qui se retrouvent sans travail, sans même une tribune pour s'exprimer...Igor qui se ronge les ongles à la maison, qui n'ose même plus sortir de la maison, qui n'a pas osé venir ce soir, qui m'a envoyé pour voir mais qui va me bouder quand je serai rentrée parce que je serai venue pour lui obéir...moi, je ne voulais pas venir et croiser cette folle de Marina. Elle peut faire n'importe quoi : me baffer, me jeter de l'arsenic au visage,... RADOU ...du vitriol... KATIA Peu importe...je suis seule parmi des ennemis, je ne voulais pas venir, moi. Je n'ai jamais fait ce que je voulais dans ma vie : juste le devoir, le devoir! et où est le résultat? tout le monde est contre moi...(elle pleure avec des hoquets) VINCENT (lui tend un mouchoir)Si tu crois qu'il y a beaucoup d'entre nous qui ont fait souvent ce qu'ils voulaient dans leur vie...Allez essuie-toi les yeux : les autres arrivent... KATIA (elle prend le mouchoir, le regarde un instant)Merci... A l'avant-scène, Robescou téléphone. ROBESCOU Allo ? Excusez-moi de vous appeler si tard...votre mari n'est pas encore rentré du labo ? Mon nom est Robescou... lui-même...! il vous en a parlé ? oui : pour ma biopsie...Je vais vous donner le numéro de téléphone de l'endroit où je suis. Quand votre mari rentre il doit demander Robescou...dans la salle du banquet du lycée Petresco... c'est le 59 17 61...Dites-lui bien de me rappeler dès qu'il rentre...pour me communiqeur le résultat...ordonnez-lui de m'appeler même si le résultat n'est pas bon ...merci ...vous n'oublierez pas ? c'est très important...au revoir, madame,...n'oubliez pas de lui dire : à n'importe quelle heure ! Il raccroche et reste songeur un instant. Vlad apparaît devant lui, Robescou semble le voir...Tous les autres regardent la photo de classe. BIANCA On était jeunes et beaux...jeunesse sans vieillesse, vous vous en souvenez ? KATIA Non... BIANCA Mais si, c'est un conte roumain...je suis en train d'écire un essai la-dessus... VIOLETA C'est pas l'histoire du petit prince qui pleure dans le ventre de sa mère ? BIANCA ...et il ne consent à naître que lorsque le père lui promet jeunesse-sans- vieillesse... RADOU Ca me revient : il l'obtient et après, comme un imbécile, au lieu d'en profiter pour l'éternité, il revient mourir chez lui...(à Bianca) C'est ton histoire, ça... BIANCA Va savoir...qu'est-ce que je serais devenue ici? SILE Ce que sont devenus les autres génies littéraires du lycée... BIANCA Mais encore ? SILE Découragement, usure du quotidien, ratages divers... RADOU Ils ne gagnent pas un rond... VINCENT Et la gloire littéraire n'est plus ce qu'elle était... BIANCA Si vous croyez qu'à Paris c'est différent... ROBESCOU Ca me touche, ce que'elle dit... MARINA Moi je trouve ça dégueulasse : elle achève nos dernières illusions...et sans espoir, comment vivre ? BIANCA Et Floriana, qu'est-ce qu'elle devient ? KATIA Bôf... BIANCA Elle publie? SILE Elle s'est ratée. Elle a épousé un type dont elle a fait la carrière...Encore une de ces filles trop douées qui s'est dispersée dans son abondance de dons. Son mari s'est fait un petit nom de poète qu'il a vite abandonné pour une carrière dans l'immobilier...un opportuniste, un déchet...l'épouse délaissée s'est logiquement tapé la déprime, l'asile et une stérilité littéraire très probablement définitive... BIANCA Et Caterina ? SILE C'est terrible : j'ai retrouvé tout ce qu'il y avait de doué dans notre générations en hôpital psychiatrique...Caterina a épousé un camarade avec de hautes fonctoins dans la police secrète...Tu crois qu'on peut s'épanouir et créer dans le lit d'un tel camarade...? Déprime, frustration et tous les autres symptômes du ratage... BIANCA Ratage ?! C'était la plus douée, la plus travailleuse... VINCENT (à Bianca)Mais non, c'était toi, la plus douée... RADOU Ca a abouti d'ailleurs a quoi ton grand talent dont on nous rebattait les oreilles ? BIANCA A une demi-réussite professionnelle et à un ratage privé, je suppose...mais le match n'est pas fini... ROBESCOU (retenant par la manche Vlad qui reste invisible aux autres)Ce sera la nuit la plus longue de ma vie...Faut que ces résultats tombent juste cette nuit où je la retrouve...J'ai été dur envers les autres, je serai dur envers moi-même...si je ne suis pas incurable, je la demande en mariage cette nuit, je le jure, je ferai ce qu'elle voudra, tout : vingt ans, c'est de la folie...Pourquoi ne pas lui avoir demandé ? qui sait...si tout va bien, j'oserai..Sinon... Vlad fait des gestes de chef d'orchestre puis s'agenouille devant Robescou, semble modifier quelque chose à son appareil. On entend une musique de valse. Robescou s'élance : il ne boîte plus. Une lumière bleutée de rêve baigne toute la scène. Robescou prend Marina dans les bras, il la fait valser puis il la passe à un autre danseur, il fait valser toutes les filles, l'une après l'autre, avant de s'arrêter devant Bianca qu'il invite cérémonieusement à danser. ROBESCOU C'est la grande valse de Robescou. C'est Robescou-le-bon-dieu Junior qui payera ... que tout le monde prenne plein les reins, plein les mirettes, plein les naseaux de rêve et d'espoir...tout le monde est convié, tout le monde danse ! même les éclopés ! C'est le rêve de Robescou : un pays où les manchots sont jongleurs et les grabataires acrobates... Je serai bon, je serai doux, je serai clément, je le jure...si elle me disait oui...si elle me disait oui, je serai guéri...de tout. Il me semble qu'un sourire d'elle...un seul...je n'ai rêve qu'une fois d' elle : une seule fois en vingt ans pourtant je m'efforçais de penser à elle avant de m'endormir...une seule fois dans toute ma vie, dans ce rêve avec elle, je ne boîtais plus...je marchais à ses côtés . Il s'arrête cérémonieusement devant Bianca pour l'inviter à danser mais, au même moment, sans l'avoir vu, Bianca détourne vivement la tête, se lève et se dirige vers la photo. La musique s'arrête brusquement Et Robescou se remet à boîter en suivant Bianca jusqu'à la photo. BIANCA Et Igor, qu'est-il devenu notre stalinien pur ? Marina soupire et se lève pour se diriger vers le téléphone. VINCENT Il voulait être un tribun : il n'est qu'un journaliste merdique. Il a même essayé de me prendre ma place au syndicat des chauffeurs de taxi : ils l'ont sifflé... KATIA Et toi, t'as été viré par la base ce matin...(se lève et sort dignement) Où sont les toilettes, s'il vous plaît...? (comme personne ne lui répond, elle sort) VINCENT (après un regard pour s'assurer que Marina, occupée de composer son numéro, ne l'entend pas) Katia a épousé Igor après l'avoir fait divorcer de Marina. Il lui laissait un bébé de trois mois. Après son divorce, Marina était devenue folle : on l'a mise à l'asile, elle courait dans les couloirs en chemise de nuit et racontait que les migrateurs sont à nos portes. Elle cherchait Igor dans les boîtes de médicaments, dans les poches des infirmières...ils lui ont fait des électrochocs et elle a pu revenir à la maison soigner son enfant et ses vieux parents...génération sacrifiée... BIANCA Et l'enfant...? VINCENT Il tape sa mère de tout le fric qu'elle gagne et, quand elle n'en a pas, il la frappe : c'est un adolescent bien nourri. ...Là où ça se corse c'est qu'Igor est en train de quitter Katia qui est en disgrâce après la révolution pour...Virginia RADOU La pute ? je veux dire : la nôtre...? VINCENT Evidemment : elle a des sous. Comme nous allons entrer dans l'ère de l'économie de marché, le bonhomme se recycle...(inquiet)Je me demande ce que fait mon amie étrangère, pourquoi elle ne m'appelle pas...D'ailleurs, excusez-moi, je vais téléphoner... Il va vers le téléphone que Marina vient de raccrocher...Marina se dirige vers le buffet, entraîne derrière elle Violeta qui voudrait rester avec Silé et Robescou.Ceux-ci restent seuls, face à face, un instant : ils ne se parlent pas. MARINA Pauvre Vincent...On en est tous là : on se vendrait volontiers... pourvu qu'un étranger veuille bien nous acheter. On a essayé d'abord de vendre nos industries mais Katia et deux ou trois autres excités ont hurlé : "nous ne vendons pas notre pays"...et plus personne n'a voulu l'acheter. Désormais, le peuple, qui a un solide bon sens, lui, se vend par pièces détachées...Tu connais un acheteur pour une femme médecin à demi folle avec deux vieux parents et un adolescent délinquant à charge...? VINCENT (au téléphone)Allo ? je voudrais la chambre 7... Gladys, pourquoi ne m'avez-vous pas appelé ? allo,... Gladys, vous avez bu? ...Ca tient toujours pour notre petit voyage de demain? ... Je devais vous montrer les environs de la capitale...Vous ne savez pas?... Gladys,vous n'êtes pas seule...Ce n'est pas la radio ! (il regarde sa montre et raccroche rageusement) Silé rejoint en vitesse les autres. SILE Vous n'avez jamais été de vrais camarades mais de là à me laisser avec l'homme de Moscou... Tous regardent Robescou resté seul devant le bufet. MARINA Et toi, tu vas bien...tu vis à Paris ? BIANCA Oui... MARINA Combien de voitures tu as? BIANCA Je n'en ai pas... MARINA Tu es si pauvre ? BIANCA (rit) Non ...je ne sais pas conduire... MARINA Tu me fais marcher. BIANCA Je te dis que non : j'ai pris une leçon d'auto-école, une seule ! et je suis entrée dans un arbre... j'ai eu le bras dans le plâtre pendant un mois... RADOU Qu'est-ce que tu crois, Marina ? que là-bas tout le monde roule sur l'or? VIOLETA Tu dois nous trouver changés...C'est vrai que tu n'as eu aucune nouvelle de nous... BIANCA Pendant vingt ans ! Je vous aurais fait du tort en vous écrivant... KATIA C'était pas aussi sévère... Ca pouvait aller jusqu'à l'exmatriculation si on avait un correspondant en Occident....S'il s'agissait en plus d'un Roumain qui s'était enfoui... RADOU Tu as écrit tout de même à ta famille...? Robescou, resté seul devant le buffet, rejoint le groupe, son assiette à la main.. BIANCA Quelle famille ? vous ne vous rappelez pas que j'étais une enfant de l'assitance ? Quand je suis arrivée au lycée, à quatorze ans, je sortais droit de l'orphélinat. ROBESCOU Je me rappelle le jour où tu es arrivée : tu portais les cheveux courts et des bas...tu avais des bas noirs, très beaux...ajourés... BIANCA Tricotés !...J'en avais honte. C'était les bas les moins chers : nous les tricotions nous-même à l'orphelinat. Et je rêvais des bas tout fins des autres filles... MARINA Maintenant, c'est l'inverse...Tu dois en avoir, des robes ! Qu'est-ce qu'on porte à Paris en ce moment...? BIANCA Un peu de tout. MARINA J'ai entendu que les grandes fleurs imprimées sur du velours sont très à la mode... SILE Avec deux grelots fluorescents sur les seins et un panneau de signalisation routière au néon sur le pubis... ROBESCOU Et une poche tire-lire sur une fesse ! MARINA Pas croyable : Robescou devient humain ! Saint-Just doit se retourner dans sa tombe... BIANCA (aigre) A peine obsédés... MARINA La virilité roumaine : garantie fruste et primitive ! spécialité du coin...Toujours prêts...Eh moi je peux le dire, moi qui les ai tous essayés, le meilleur c'est Silé... SILE Marina, tu as trop bu. Sans que personne s'aperçoive de sa présence, Vlad entre tout doucement par le fond de scène : il porte son costume d'enterrement mais il a tombé sa veste. Il s'installe sur une chaise et commence à coudre un bout de tissu bleu marine sur la manche de sa veste : c'est son numéro matricule...Il s'assied confortablement afin d'observer la scène...Seule Bianca semble sensible à sa présence qu'elle ressent mais qu'elle ne comprend pas tout à fait... BIANCA C'est toi, Marina, un ange de vertu, qui dis ça... MARINA A dix-huit ans, bien sûr, j'étais une vierge effarouchée mais plus tard , vers ving-cinq ans, quand...j'ai commencé à avoir des ennuis...Je les ai tous essayés...Silé est le seul qui n'est pas goujat... SILE C'est de moi dont tu parles, mignonne ? je te file un rencart? MARINA Là, il fait l'imbécile, mais c'est le seul gentelman... Robescou s'étrangle avec son champagne. MARINA (à Robescou) N'aie pas peur : je ne donnerai pas de détails...Ce soir, j'ai envie d'être bonne, gentille, je suis si bien avec vous, les amis...J'ai rajeuni : j'ai de nouveau dix-huit ans. C'était peut-être le dernier moment où nous avons été heureux, purs, uniques. On se taquinait parfois mais chacun avait sa place que les autres respectaient : les Brahmanes se rêvaient grands diplomates et aventuriers, nous rêvions du premier baiser, Bianca écrivait, Katia...faisait son devoir et personne ne faisait encore de l'ombre à l'existence et aux rêves l'autre... La bagarre à la vie à la mort n'avait pas encore commencé...Il y avait de la place pour chacun sur la Terre. Ce soir, c'est un peu comme si tout ça...nous était redonné pour quelques heures...parce que dedans, nous n'avons pas vraiment changé...dedans... BIANCA ...les mêmes espoirs, VIOLETA ...les mêmes amours... Tout le monde se retourne vers elle, étonné. VIOLETA (rit) Ben oui : les mêmes amours... ROBESCOU Violeta a raison : elle a toujours été pleine de bon sens. VINCENT Toi aussi... ROBESCOU Pas moi ! moi je suis une cocotte-minute dont un mélange explosif de passions inassouvies et de peurs menacent à tout instant de faire sauter le couvercle. Je suis l'infirme-étalon dont la frustration se transforme en actes de cruauté et de vengeance cyniques et efficaces. J'en veux tellement à Dieu le Père (rit) le mien et l'autre, que je me venge sur les hommes...Je ne vous ai jamais dit que j'ai attrappé la polio à Moscou, lorsque mon père a inauguré son premier poste à l'étranger...? Du coup, j'ai toujours eu l'impression d'être quitte : avec ma jambe j'avais payé le privilège d'être le fils du bon-dieu...voilà pourquoi ça fait quarante ans que je m'agite comme un écureuil dans sa cage... il faut que je m'agite pour ne plus avoir...pour essayer d'avoir un peu moins peur...mais ce soir, oui, je le crois aussi, c'est l'instant de grâce : je n'ai pas peur... MARINA Oh la la, on nous a changé Robescou : maintenant il a une âme... Bianca regarde Vlad qui a fini de coudre son numéro matricule et qui admire son travail. BIANCA (lisant le numéro matricule)...le 1089... MARINA (un instant désarçonnée, revient à son idée) Tout ce qui compte dans la vie c'est d'être bien baisée ...si en plus c'est par un gentelman (elle regarde Silé) mais il n'y a plus de gentlemen... BIANCA Il y en a d'autres...que Silé...d'autres hommes bien... MARINA (à moitié soule) Des noms! Des numéros de téléphone...De fax ! VINCENT On va enfin savoir quel était l'amour secret de Bianca. Grand tirage des paris conclus il y a vingt ans ! présentez vos candidats... SILE C'était Vlad.... Silencieusement, Vlad fait signe qu'à son grand regret, ce n'était pas lui. VINCENT Mais non : c'était ce "vieux poète libidineux de quarante ans" tiens : à l'époque, il nous semblait centenaire... SILE Mais elle avait dix-huit ans...Je n'arrive pas à imaginer ça ! Bianca dis-leur que ce n'était pas vrai... BIANCA Qu'est-ce que j'en sais ? Moi, sortie des livres, je ne comprends rien... SILE Je sais : si on t'embrasse la cheville tu es persuadée qu'on veut te croquer le mollet... Bianca est prise d'un fou-rire. BIANCA Quelle mémoire... SILE Quel échec...humiliant en plus... MARINA (après un moment de réflexion, à Vincent) Je parie une bouteille de whisky que c'était Silé... SILE Marina, tu bois trop.... VIOLETA Bianca n'avait pas d'amoureux... RADOU Ben non : elle passait tout son temps à bosser et à fayoter... ROBESCOU Si : elle avait un amour secret...C'était moi, evidemment...(comme les autres font la moue)Je le sais par les fichiers de papa qui sont, par définition, infaillibles...(tout le monde se met à rire) MARINA S'il se met à avoir le sens de l'humour, le Robescou... RADOU Bizarre comme ces questions de coeur m'ont toujours laissé froid... BIANCA Prononcer : frigide... KATIA (hargneuse) Ils ne pensent tous qu'au cul...C'est écoeurant ! VINCENT (à Bianca) Juste un mot pour Radio Bucarest, une réponse que nos amis auditeurs attendent impatiemment depuis bientôt vingt ans... Bianca regarde toujours Vlad. Elle se met à chercher dans sa poche...ou dans son sac... BIANCA Vous voulez voir ce que j'ai gardé ? J'ai du mérite : en vingt ans et douze déménagements, je ne l'ai jamais perdu. Elle sort un morceau de tissu bleu avec un numéro inscrit dessus : son propre numéro matricule. ROBESCOU (mélancolique) Le 1047 ! VIOLETA (in petto) Moi aussi j'ai gardé mon numéro matricule. Le 1O37. Sile avait le 1050... MARINA Vous vous rappelez que Virginia le fixait avec des pressions pour pouvoir l'enlever dès qu'elle allait draguer des étrangers dans les hôtels...? BIANCA Et c'est moi qui me suis fait coffrer par la police dans l'hôtel où j'avais été envoyée par le président des jeunesses communistes chercher Virginia... RADOU Tu étais allée en uniforme ? BIANCA Evidemment : j'étais en mission... VINCENT Tu n'existerais pas, il faudrait t'inventer ! BIANCA Le pire c'est que, distraite comme j'étais, je suis allée à un autre hôtel : les flics m'ont embarqué avec matricule et tout...Le temps d'expliquer.... RADOU Ils ont vu à ta tête que tu n'étais pas une petite artisane... KATIA Je me demande si cette ordure de Virginia va oser se montrer ce soir... MARINA Il y a bien d'autres qui osent se montrer... SILE Pas de crépage de chignon : je refuse de faire un seul point de souture après le programme ! BIANCA Je n'ai jamais compris pourquoi ils m'ont libérée : le soir-même, comme par miracle, ils ont arrêté de crier, ils se sont même excusés... ROBESCOU (pour lui-même) Ne te demande pas... BIANCA ...eux qui ne s'excusaient jamais... RADOU T'as dû moucharder un peu... BIANCA Je te jure que non... RADOU On connaît ces choses-là : personne n'était libéré le soir même...Surtout une orpheline pour laquelle personne ne pouvait intervenir...Qui t'as vendu? Raconte-nous : il y a prescription... BIANCA (très décidée à passer aux actes) Et mon poing sur la figure, tu le veux? ROBESCOU C'est mon père qui est intervenu... RADOU Je ne vois pas pourquoi il serait intervenu pour une orpheline quelconque, fût-elle chef de la classe de son fils... MARINA (regardant Radou)Il est unique, ce type : non seulement il n'a pas de sentiments mais en plus il est persuadé que les autres non plus n'en ont pas...Radou, comme ta vie doit être belle : tu ne souffres jamais... RADOU Si : quand je ne comprends pas. SILE A l'avenir, dès que tu ne comprends pas quelque chose, dis-toi qu'il s'agit à coup sûr d'un sentiment... BIANCA T'as fait ça pour moi, Robescou ? ROBESCOU (modeste) Valentin,... s'il te plaît... BIANCA Merci...Valentin... VINCENT Vous ne trouvez pas que ca fait un peu mélo? le salopard qui se rachète soudain par un acte de bravoure invérifiable...? RADOU Je suis d'accord avec vous, cher collega, les preuves sont plutôt minces... VIOLETA Vous ne savez pas voir mais pourquoi c'est justement vous qui jugez ? moi j'étais interne, comme Bianca...à l'internat, tout le monde savait qu'il y avait un flic en civil qui vérifiait toujours si Bianca rentrait au dortoir. Le soir où ils l'ont retenue à l'hôtel, il est venu nous interroger. L'une d'entre nous s'est rappelé que le président des jeunesses communistes l'avait envoyée sermonner Virginia là ou elle se trouvait...Le type a dû téléphoner au père de Robescou et voilà... BIANCA Vous ne m'avez jamais rien dit de ce type... VIOLETA On n'osait pas : on ne savait même pas pourquoi il t'espionnait...on croyait que c'était à cause de tes origines : ta famille morte en camp de travail et tout ça...même moi je n'ai compris qu'aujourd'hui que c'était Robescou... BIANCA Valentin, pourquoi tu faisais ça...? SILE Il a beau être mon ennemi mortel, tu devrais avoir la charité de ne pas lui poser la question... Je te ferai un dessin ... Lumière crépusculaire de rêve...Marina se met soudain à danser une sorte de flamenco endiablé. Vlad en danseur frappe le rythme dans ses mains... MARINA Moi j'ai tant rêvé d'être aimée comme ça...Pourquoi ce n'est pas à moi que ces choses-là arrivent ? Moi, je m'en rendrais tout de suite compte...Sainte Vierge, vous êtes injuste : vous faites pleuvoir tous ces bienfaits sur la tête de Bianca qui ne s'en aperçoit même pas. Qui s'en fout même : tout ce qui l'intéresse c'est d'écrire ses pièces. Faites-les lui écrire et qu'on n'en parle plus ! Et donnez-moi ses amoureux....C'est du gâchis : je suis là, seule, obèse, dépressive...Moi on ne m'offre pas de vison, on ne met pas en faction devant ma porte les sbires de papa, on ne m'ofre pas de fleurs, on ne me donnerait même pas un quignon de pain si j'avais faim. Moi, on me tappe dessus pour que je donne tout ce que j'ai dans le portefeuille, moi on me mange la soupe à la grimace tous les jours de l'année, moi on me quitte pour ce dinosaure de Katia, moi : j'ai beau avoir supplié Silé de me rappeller ...après la première nuit, il n'est jamais revenu...et, le pire : il ne me reproche rien....aucun n'a jamais rien à me reprocher...mais aucun ne revient... j'ai pourtant moi aussi un coeur...Sainte-Vierge donnez- moi n'importe lequel et je ferai son bonheur... En conclusionde ce flamenco, Vlad reçoit dans ses bras Marina renversée dans une position lascive de tango. On revient à la réalité : pleins-feux et cercle des personnages disposés comme précédemment. BIANCA (regardant son matricule) Ca serait rigolo qu'on sorte chacun avec notre numéro... ROBESCOU Comme des rescapés des camps... VINCENT Qui parle de camps...?! ROBESCOU Pourquoi? Ceux qui étaient sur les miradors ont dû survivre aussi... Bianca rit...à tue-tête... VINCENT Qu'est-ce que tu as bu ce soir, Robescou ? ROBESCOU Je ne sais pas mais j'en boirai tous les jours...j'espère... Silé revient du buffet : il apporte une assiette d'hors-d'oeuvre à Bianca. SILE Au moins Bianca, elle est comme avant : elle oubliait toujours de manger... BIANCA Mais avant tu ne m'aurais pas nourrie...! SILE C'est la preuve que je suis moins con...Il y a dix-huit ans, au banquet du bac, tu portais presque la même robe blanche... MARINA Bianca ne changera jamais : déjà il y a vingt ans, quand tout le monde se bagarrait pour avoir des fringues étrangères, elle se balladait dans sa chemise roumaine à cent lei...Et comment nous revient-elle de Paris ? Dans une robe roumaine... RADOU C'est du snobisme à l'envers... VIOLETA Je crois plutôt qu'elle ne voulait pas nous en mettre plein la vue...comme d'autres... Silé revient du buffet avec une assiette qu'il donne à Violeta.... VIOLETA Merci, tu n'aurais pas du... KATIA Et moi, personne ne m'amène rien? SILE ROBESCOU Je vous ai amené autre chose... : (il exhibe un immense catalogue) le catalogue ! ! ! SOMMELIER L'air du catalogue, c'est ça?(il chante) In Italia novantuna ma in Spania,...ma in Spania...son già mille tre... ( comme il prend à merveille les airs des grands chanteurs, quand il a fini, tout le monde l'applaudit) BIANCA (soupesant l'immense registre, rêveuse)...terminale D... ROBESCOU Exact. VINCENT Comment tu l'as eu ? RADOU (bas)Vincent, ne pose pas de questions imbéciles... ROBESCOU Je l'ai demandé au lycée... Il y a une mêlée folle, chacun veut voir sa page, moitié par rigolade, moitié sérieusement. Ils feuilletent tous à la fois le catalogue et parlent en même temps. VINCENT Laisse-moi voir ma page ! RADOU Attends : il y en aura pour tout le monde... MARINA Pose-le par terre : tout le monde verra... KATIA Tournez les pages dans leur ordre alphabétique ! VIOLETA En quatre ans, je n'avais jamais pu regarder dedans... BIANCA Oh là là ce deux en chimie ! Qu'est-ce que j'en ai souffert. Pour le besoin que j'ai eu de la chimie dans la vie, j'aurais pu faire l'économie du chagrin... VINCENT Quand j'y pense : on aurait fait les pires bassesses pour avoir la moyenne. MARINA Evidemment, tu couchais déjà avec la prof de sciences nat'. VIOLETA Tiens, Alexandre, qu'est-ce qu'il devient ? RADOU Pas bête : il est parti dès qu'il a fini la fac... Aux Etats-Unis. VINCENT Si elles sont toutes là-bas comme Gladys, je lui souhaite bien du plaisir... BIANCA (à Vincent) Tu l'aimes ? VINCENT Non, c'est juste pour fiche le camp d'ici ! Plus aucun pays ne nous accepte comme réfugiés. Merci, la révolution. Pour se tirer, plus qu'une solution : le mariage avec un étranger... BIANCA Tu sais, les Etats-Unis : j'y ai été. C'est très déshumanisé...presque sinistre...C'est mieux ici... RADOU Pourquoi n'y reviens-tu pas puisque c'est si formidable ? BIANCA Mais j'y pense très sérieusement... VINCENT Elle est folle... MARINA T'es vraiment la seule à vouloir rester. Nous tous on ne demande qu'à s'en aller... SILE Qui "nous tous"? RADOU Tous ! SILE Pas moi ! ROBESCOU Ni moi! RADOU Bon : que ceux qui veulent passer à l'Ouest lèvent la main... Marina, Radou et Vincent lèvent la main... RADOU (toisant Katia et Violeta) Hypocrites ! Ils continuent à feuilleter le catalogue. VINCENT Tiens : Gabi ? BIANCA Elle est en Allemagne. Je l'ai rencontrée a Paris et elle m'a raconté. RADOU Que'est-ce qu'elle fait ? BIANCA Elle s'emm... sec. RADOU Ca, c'est toi qui le dis parce que tu n'aimes pas l'Occident ... BIANCA Moi, je n'aime pas l'Occident? Vous ne vous rappelez pas qu'à quatorze ans déjà ils m'accusaient de cosmopolitisme étroit parce que je m'interessais trop à l'Occident?...(regardant le catalogue) Tiens Gaïa, qu'est-ce qu'elle a de mauvaises notes ! qu'est-ce qu'elle devient ? Ils pouffent tous de rire. SILE Finalement, c'est la gloire de la classe : elle est députée... RADOU Ca y est : je sais qui manque sur la photo ! (in petto) C'est terrible... BIANCA (fermant le catalogue)Finalement, à part les morts et ceux qui vivent à l'Etranger, nous sommes presque tous ici... MARINA Sauf Virginia... VIOLETA Sauf Prodan... SILE Des survivants... nous sommes entre survivants... LES GARCONS ENTRE EUX A l'avant-scène, les cinq garçons sont en train de fumer. Vlad est parmi eux. Il ne fume pas mais il est assis jambes croisées. Son regard se balade de l'un à l'autre...Il interviendra de temps en temps et, sur un signe de lui, l'ambiance lumineuse de la scène va changer, nous introduisant pour un instant dans le rêve de chacun des personnages. Le sommelier passe... LE SOMMELIER Ces Messieurs désirent-ils des digestifs? RADOU Un jus de tomate ! LE SOMMELIER Avec ou sans glaçons? RADOU Sans : je tiens trop à la vie et je sais avec quelle eau vous les trafiquez, vos glaçons .... SOMMELIER Personnellement, je ne trafique rien...(à Vincent) Et Monsieur? VINCENT Double whisky avec plein de glaçons....pour que ça dure...(il rit, très content de lui, il est complètement éméché) ROBESCOU Je voudrais un cognac : un Courvoisier ... Les garçons sifflent de façon ironiquement admirative... LE SOMMELIER (même jeu que les autres) Monsieur est connaisseur.... ROBESCOU Question de formation...(il adresse un clin d'oeil au sommelier) SOMMELIER (à Robescou) Monsieur s'améliore au fil du temps qui passe...Comme le Courvoisier...(à Sile) Et Monsieur...? SILE Une bière ! Le sommelier se tourne vers Vlad. Celui-ci lui tend une bougie... SOMMELIER Bien Monsieur! Il place la bougie dans un petit bougeoir, au centre du cercle formé par les hommes, l'allume....et sort chercher les boissons. Tous les personnages ont le regard hypnotiquement fixé sur la flamme.... VINCENT Finalement, on n'est pas trop mal ensemble : je ne regrette plus d'être resté.... ROBESCOU (sortant un cigare) ...une veillée....(les garçons sifflent quand ils voient le cigare de Robescou)Vous en voulez? Robescou leur tend des cigares. Vincent et Radou en prennent... VINCENT C'est le retour de Bianca qui te fait ça, Robescou ?...La première fois que je te vois donner quelque chose sans exiger de commission... RADOU Y'a bien l'un de nous qui a fait de la physique à l'Uni... qu'il m'explique pourquoi ces vingt ans sont passés comme cinq minutes...Einstein a du se prononcer la-dessus... SILE (le regard absorbé par la flamme) Il y a quinze ans, jeune médecin frais émoulu, j'ai dû veiller un type qui n'avait pas survécu à une trépanation...mon premier décès...C'était la nuit, j'étais le seul médecin dans le service...on a installé une chapelle ardente dans une salle de garde : une femme de ménage a allumé une bougie. Puis elle a lavé et rasé le mort. Cet homme et moi, nous sommes restés toute la nuit ensemble...et ça a probablement été le seul moment de ma vie où je me suis vraiment rencontré. Toute la nuit, je me suis parlé honnêtement, bien en face, parce que le mort était présent...Le matin, quand ils sont venus le reprendre, j'ai trouvé qu'ils arrivaient trop tôt...personne ne m'écoutera plus jamais comme cet homme... ROBESCOU On est tous là...à veiller notre jeunesse agonisante et les futurs morts que nous sommes... VINCENT Tu redeviens gai, Robescou... ROBESCOU Vous ne le croirez pas mais...qu'est-ce que je suis bien avec vous ce soir ! ...Vous ne m'aimez pas...et je vous le rends bien...N'empêche : nous avons un passé, des racines communes...Chacun sa place, chacun sa route mais nous serons toujours liés...Un jour, à mille kilomètres, à deux mille, l'un de nous pensera à un autre et ça le rendra plus vivant...Nous sommes des divorcés qui ont des enfants en commun... VINCENT (à Robescou) Parlons-en : toi et Sile, vous avez été les plus malins...Vieux garçons sans attaches... RADOU Et moi, personne ne me demande rien. J'ai pourtant trois enfants...supérieurement intelligents... VINCENT C'est bien ce que je disais...Nous avons quarante ans, quarante ans déjà, vieux frères...(le serveur arrive et sert les boissons) RADOU Trente-neuf ... VINCENT Tu te perds dans les détails...comme toujours...Qu'est-ce qu'on a fait de ces quarante ans, hein?...Rien. Tous : rien ! Y'a ceux qui se font chier avec bobonne et mioches, y'a ceux qui voyent leurs marmots au compte-gouttes, un week-end sur deux, y a ceux qui triment comme des forcenés et qui n'auront vécu en fait de vie qu'une immense fatigue, y'a ceux qui n'en fichent pas une et qui s'emmerdent...tous les chemins mènent au ratage...On n'est pas les dieux qu'on se croyait à vingt ans...nous sommes retombés parmi les hommes...Dans la ruche, non : dans la taupinière... brrr, qu'il fait froid et noir dans notre vie... SILE Passé vingt ans, on ne peut que se rater...à moins ...d'avoir jeunesse-sans- vieillesse comme dit la princesse...? VINCENT Putain, c'est vrai : on l'appelait la princesse ! RADOU Elle a toujours eu un côté princesse...au petit pois...c'est pour ça que Léon qui était assis à côté d'elle était le prince-consort...Et nous, nous étions les Brahmanes...(rêveur) la caste supérieure... ROBESCOU Comment vous la trouvez, Bianca ? VINCENT Inchangée... RADOU La couleur des cheveux n'est déjà plus la même... VINCENT Inchangée, je te dis... RADOU Evidemment, là-bas, comment vieillir ou grossir...? (rêveur) Avec ce qu'ils mangent... j'ai vu la viande en Suisse : des protéines, pas du gras rance comme chez nous...Comment veux-tu rester svelte et ferme en mangeant que de vieilles saucisses et du salami au soja...? alors que là-bâaas...ils ont les salles de gym, la thalasso, les instituts de beauté...Avec tout ça, évidemment qu'elle est inchangée... ROBESCOU Bianca doit pas donner dans ces trucs-là... VINCENT C'est vrai : toi, t'es renseigné ... ROBESCOU (sourit) Plus vraiment...Je l'ai suivie tant qu'elle faisait ses études ; c'était facile : nous avions un homme à Paris, prétendûment étudiant, qui nous tenait au courant... Mais elle était comme ici : brillante en classe mais inaccessible et assez sauvage...Après, je l'ai presque perdue de vue...Elle n'était pas devant l'ambassade, même pas aux manifestations, elle n'allait pas à l'Eglise roumaine de Paris... VINCENT ...où vous aviez vos hommes... ROBESCOU Tu le sais bien puisque tu as voulu en être... VINCENT Pourquoi vous ne m'avez pas pris...? ROBESCOU Tu ne vas pas me croire mais j'avais donné un avis positif..."élément facilement contrôlable". En principe, cette appréciation de ma part, mettait le pied à l'étrier mais...les places étaient chères et il y avait autant de pistonnés que de postes...tu étais sur la liste d'attente en très bonne place quand tu as pris la tête des syndicats et là, c'était plus possible... VINCENT Pourquoi tu ne m'as pas prévenu que j'étais si près ? ROBESCOU Tu m'aurais cru? VINCENT (fait signe que non, vide son verre et crie) Hep, garçon, encore un whisky....! SILE Vous m'écoeurez : on dirait une réunion de la Mafia... VINCENT Evidemment : toi, dès qu'on parle pas cul, tu t'ennuies... (interdit)C'est toi qui me dis ça... VINCENT Je commence à l'avoir triste...quand je l'ai... RADOU Quarante ans, mon vieux : il est temps que vous vous rangiez enfin... VINCENT Toi, t'as jamais su ce que c'est...Mais quand on a connu ça...Tiens Robescou, c'est vrai que tu t'es fait toutes les filles de la classe...? SILE Sauf Bianca ! RADOU Ca compte pas : à l'impossible nul n'est tenu... VINCENT Même Katia ? ROBESCOU (d'une voix qui dit "oui")Je n'en sais rien... RADOU (très impressionné) Même Katia ! ROBESCOU Ca compte pas : elle croyait coucher utile, moi, je ne devais pas faire d'exception à ma règle : qui veut une promotion doit payer...Malheureusement pour moi, elle n'avait pas d'argent ! SILE Quel salaud ! ROBESCOU Quelle victime du devoir...essaye de te faire Katia un jour et tu me diras si c'est du plaisir... SILE Moralité : tant qu'on bande il y a de l'espoir... ROBESCOU Toi, ça vient tout seul...je veux dire : les femmes...vers toi... RADOU Les deux grands tombeurs : Robescou et Silé...Ils les ont toutes eues... VINCENT Mais Silé ne paye pas... SILE Je crains que je vais bientôt m'y mettre...C'est désespérant : dès qu'il y a plus de deux mecs qui ont un peu bu, de quoi ils parlent ? de cul...ça doit être génétique... ROBESCOU De quoi d'autre veux-tu parler ? VINCENT Et quelle est la mieux...? SILE Oh la la : il ne comprend rien, celui-là ! ROBESCOU C'est toujours celle qu'on n'a pas eue, la meilleure... RADOU Ca y est : on va encore parler de Bianca. Mais faites-vous-la donc et qu'on en finisse...Vous êtes tous là, à saliver comme des matous en chaleurs devant elle. Au fond, elle n'a rien d'extraordinaire. Si elle avait marné les derniers vingt ans ici, elle serait comme les autres : obèse, dépressive, vulgaire et flasque... ROBESCOU Je n'y crois pas vraiment... RADOU Je ne lui parle plus à celui-là. Il est soul : pas de vin ! d'amour : après vingt ans, il n'a toujours pas cuvé...et toi, Silé, comment tu la trouves, Bianca ? Changée ? SILE Difficile à dire : il y a vingt ans je regardais les plus spectaculaires, comme Virginia... ROBESCOU (méprisant) Virginia...!? SILE (se justifiant ) On est tous passés par là : jusqu'à trente ans, l'homme est con. Il se laisse guider par sa queue. Ce n'est qu'ensuite, prenant de l'expérience et...du poids, qu'il se laisse guider par ses hormones.... VINCENT Putain, c'est vrai!...On n'en sort pas... ROBESCOU Silé, tu deviens déterministe ! SILE Nous étions vingt ans plus jeunes...je voyais ce qui se voyait : les gros lolos, les jupes courtes...Bianca portait un uniforme jusqu'aux chevilles et ne se peignait même pas... ROBESCOU C'était son charme... RADOU Son seul charme c'est que si elle veut revenir ici, moi je prends volontiers sa place à Paris. ROBESCOU Je crois qu'elle pense sérieusement revenir... RADOU Elle est folle! SILE Tu juges tout le monde d'après toi... RADOU Comme nous tous...Robescou, c'est vai qu'à travers vous on peut obtenir une visa pour l'Etranger ? ROBESCOU C'est à voir... RADOU A voir quoi ? ROBESCOU Combien... RADOU En lei ou en devises ? ROBESCOU Tu me prends pour un cave ? RADOU Devises...européennes ou d'outre-océan ? ROBESCOU Bannière étoilée. RADOU Combien ? ROBESCOU Entre cinq cents et mille... RADOU Quoi? ROBESCOU Et c'est un prix d'ami... SILE Pourquoi c'est pas des mecs comme Robescou qui tombent sous les chenilles des chars ? Je n'y aurais pas mis la main... VINCENT C'est vrai que Virginia est revenue au pays...? ROBESCOU Ne m'en parle pas : quel casse-tête ! SILE Je ne le dis pas souvent mais : quelle emmerdeuse...! ROBESCOU Oh la la...la salope intégrale : chantage, pot-de-colle et un seul but dans la vie : l'argent... RADOU C'est vrai que c'est toi qui l'a vendue à ce roi africain ? ROBESCOU On n'a pu la fourguer qu'à un cannibale. Hélas, il ne l'a pas mangée... On la lui a vendue comme "jeune vierge roumaine"...Contre des devises : belle afaire ! L'Etat lui a payé l'opération pour redevenir vierge ...et cet imbécile de Silé la baisait plusieurs fois par jour : on avait peur que tout craque et qu'il faille recommencer l'opération... SILE Je me rappelle : chaque fois elle hurlait "attention à mon hymen : il est tout neuf!" RADOU Tu n'es pas dégoûté, toi ! SILE C'était il y a dix ans...maintenant je ne pourrais plus... ROBESCOU Qu'est-ce qu'elle a pu faire chier mon père ! L'Etat lui avait payé tout : c'est Prodan-père qui lui avait refait une virginité...elle a été envoyée chez notre-ami-le-roi, il en a pris réception... on s'était dit oufff quand voilà cette imbécile qui commence à se faire remarquer parmi les concubines de notre honorable et royal ami. Elles couchaient toutes avec n'importe qui mais elles prenaient des précautions pour que cela ne se sache pas...Virginia : non ! elle nous envoyait même des téléx pour lui expédier la-bas tous ses soi-disant cousins, tous blonds, parce qu'en plus elle était raciste : elle ne pouvait pas coucher avec la faune locale comme tout le monde...et on a fini par se faire pincer : répudiation officielle, excuses au plus haut niveau, traités commerciaux de milliards en danger...on a dû retrouver un cadeau de remplacement à notre-ami-le-roi...mon père était déjà rongé par un cancer des os et il devait passer ses derniers jours à excuser de façon protocolaire les adultères de cette roulure : l'horreur... RADOU C'est vrai que son roi africain nous l'a renvoyée avec une assignation à résidence ? ROBESCOU Au début, ça allait parce qu'il payait l'entretien de la maison et des gardes mais quand il a été chassé lui-même par la révolution et qu'il n'a plus eu de ressources... RADOU Ses enfants se sont fait pincer en train de voler des disques dans les supermarchés...c'était dans les journaux... ROBESCOU Sordide : avoir à s'occuper de ce genre d'affaires... VINCENT Qu'est-ce qu'elle devient Virginia dans tout ça...? ROBESCOU Une épave. Elle nous a fait encore payer ses cours à l'université...Pour devenir psychiatre... RADOU Qui va se faire soigner le mental chez Virginia? ROBESCOU On a tout payé pour qu'elle la boucle, surtout devant les journalistes...maintenant que la presse est censée être devenue libre...Bravo pour votre révolution : vous voyez bien que les secrets restent tout aussi bien gardés...Est-ce que ça vallait la peine ? (secouant la manche vide du bras arraché de Sile) Ca vallait la peine, maintenant on est tous les deux pareils... SILE Ecoute-moi bien, espèce de mygale opportuniste : la différence entre toi et moi c'est que t'es difforme dans ta tête, pauvre mec. T'aurais pu être danseur de charme sur deux belles pattes bien égales, tu serais resté bossu dedans. Moi : un bras en moins, ça m'emmerde mais ce qui m'aurait emmerdé encore plus c'était de ne pas être intervenu. Ca, toute ma vie je me le serais reproché. Dans ma tête, ça tourne rond : je vis et je laisse vivre. Un bras en moins ? j'avise : je ne serai plus chirurgien, je ferai autre chose...vendeur de journaux, si tu veux...je le fais demain et je n'en souffre pas parce que tout est en ordre et à sa place dans ma petite citrouille. Je n'aurai plus mon bureau avec trois assistantes à l'hôpital ? A la bonne heure ! Je vendrai des journaux et je baiserai des serveuses : je n'ai pas de préjugés de classe. J'écouterai toujours la musique que j'aime et je ferai un tour dans le Délta pour regarder voler les oiseaux... il y a une coin de ciel bleu dans ma tête, mygale, et ça, tous les abrutis de ton espèce ne pourront jamais me le prendre...Toi, en revanche, si on t'enlève ta place au ministère, tu coules, arraignée velue, en chute libre parce que t'as rien pour t'y accorcher...sauf le pouvoir. Tu regardes les gens et tu te demandes ce que tu pourrais tirer d'eux : avantages, argent, droit de cuissage...tu ne peux pas en jouir, pauvre mec, parce que t'es personne, t'es une fonction, une charge...une charge héréditaire en plus... VINCENT (discrètement à Silé) Laisse tomber : il peut se venger... SILE T'inquiète pas : il a déjà tout fait pour m'emmerder. (à Robescou) Les congrès de neurologie de Paris, hein ? qui a donné chaque fois des avis négatifs pour mon visa ? Le vieux camarade de classe très influent, me connaissant bien et travaillant au Ministère de l'Intérieur... VINCENT (à Robescou) Tu lui as fait ça? SILE T'es naïf ou quoi ? ils n'avouent jamais... ROBESCOU J'avoue. LES FILLES ENTRE ELLES MARINA (continuant une conversation enflamée) ...surtout là-bas, il paraît que les femmes obtiennent tout des hommes : des fourrures, des pensions alimentaires...On en voit nous aussi, dans Dallas... BIANCA (rit) Je croyais qu'elles étaient toutes alcooliques et malheureuses dans Dallas... MARINA Oui...mais dans quelles habits...! BIANCA Moi aussi, j'ai eu mon époque où je voulais bouffer tout le monde, tout avoir... MARINA Et ? BIANCA Je voulais un vison ? je l'ai eu, ensuite un chinchilla , je l'ai eu. A la zibeline je n'ai plus pu...Je n'en avais plus envie. J'ai donc arrêté. KATIA Il doit y avoir des tentations terribles... BIANCA Comme ici : il y a des choses qu'on ne peut pas avoir et des choses qu'on peut avoir ...On finit toujours par réaliser que l'important c'est le désir...Pouvoir encore désirer... MARINA Tu fais du snobisme à l'envers... VIOLETA Non : c'est une romantique... BIANCA Je suis une femme comblée...puisque cette rencontre c'est peut-être la dernière chose que je voulais encore... MARINA Tu as été mariée...? BIANCA J'ai divorcé... MARINA J'espère que là-bas ça va mieux parce qu'ici : être femme divorcée en Roumanie... TOUTES (en choeur) ...c'est pire que noir en Afrique du Sud... Elles rient... MARINA (à Bianca) T'as quelqu'un d'autre...? BIANCA J'ai eu.... VIOLETA Et? BIANCA Je n'ai plus... mais il me manque : je n'avais encore jamais aimé comme ça... KATIA Il reviendra peut-être... BIANCA Je ne veux plus ! VIOLETA Pourquoi ? BIANCA (songeuse) Il ne voulait pas venir en Roumanie... MARINA Nous on fait tout ce qu'on peut pour essayer d'en sortir et toi, tu lâches l'homme de ta vie pour rentrer... Bianca est scouée d'un rire nerveux. SILE (ayant entendu ce rire, se lève du groupe des garçons et interpelle les filles) Qu'est-ce qu'elle a? MARINA Un mec l'a plaquée... SILE Elle est très étonnante. Il se rassied et le groupe des garçons reprend sa conversation mezzo-voce. MARINA Il était au moins riche, ton type? Comment il s'appelait? BIANCA Marc...très riche... MARINA (faisant le signe de croix)Tu es folle...(elle se verse une bonne rasade de whisky) Ca me rend malade des histoires pareilles... VIOLETA Bianca est une nature indépendante... KATIA C'est ça qui les rend tous fous...et son air...inconscient. C'est facile d'avoir un air inconscient...Moi aussi, demain j'arrête d'aller au boulot, de faire ma lessive, les courses parce que je suis...artiste. VIOLETA (à Bianca) Robescou est toujours amoureux de toi, comme il y a vingt ans... MARINA Je ne l'aurais jamais cru capable d'un sentiment... BIANCA Il a une fascination étrange, un peu vénéneuse...je lui ai toujours trouvé une certaine sensualité... KATIA Tu es vicieuse... VIOLETA S'il savait ça...il serait heureux le restant de ses jours... MARINA Attention : s'il apprend qu'il a ses chances, il peut t'empêcher de quitter le pays... BIANCA Maintenant c'est trop tard... KATIA Tu as des enfants? VIOLETA Combien ? BIANCA Je ne peux pas en avoir... MARINA T'as abusé de la pillule, hein ? BIANCA Peut-être pas exactement de la pilule...mais j'ai abusé... MARINA (très intéressée) Vraiment ? BIANCA (même jeu)Pleinement... VIOLETA (à Bianca) Tu vois, toi qui avais peur de mourir vieille fille parce que tu étais trop timide : tout s'arrange ! Le regard de Marina croise soudain celui de Katia. MARINA C'est bizarre comme vos pires ennmis finissent, malgré eux, par vous faire du bien...Car, au fond, Hitler qui voulait exterminer tous les Juifs, à quoi est-il arrivé de concret? A la création de l'Etat d'Israel...je suis l'Etat d'Israel créé par Katia...Je ne croyais pas que j'étais capable de vivre seule ou d'élever un enfant or, quand Katia m'a pris Igor, j'ai découvert tant de choses à ma portée ! Moi qui n'avais pas eu un seul amant pendant mon mariage, aujourd'hui j'en ai trois...l'un d'eux est mon malade...Un chronique qui ne sortira jamais : je l'ai mis en psychiatrie... Il baise comme un dieu : il ne débande jamais... KATIA Igor, ce n'est pas tous les jours drôle, tu sais ? MARINA Je sais... KATIA Il est coléreux. MARINA Tu l'as voulu ! KATIA Mais non, je...(résignée) C'est vrai : je l'ai voulu ! MARINA (continuant à boire)Je ne t'en veux même plus...C'est juste le fait qu'il ne voit pas Florian qui me chagrine... KATIA Je te jure que je ne l'empêche pas...comme je ne peux pas avoir d'enfant... MARINA (pleurant) Si tu voyais comme il ressemble à mon pauvre frère... heureusement que demain je vois mon copain, le bon, celui qui ne débande pas... VIOLETA (rit) Demain, je fais ma lessive, les courses et le bilan annuel... MARINA KATIA Une roulure ! MARINA (rêveuse) Grosse pension alimentaire, immense maison pleine de potiches chinoises... VIOLETA Et personne n'y va de peur d'être fiché... KATIA Même les Brahmanes n'y vont plus alors qu'elle fait tout gratis...(se lève) Il se fait tard : je dois téléphoner à Igor. VIOLETA Je vais rentrer avec toi... MARINA Zut ! Elles ont toutes peur de se faire engueuler par leurs hommes : encore une soirée où l'on ne va pas s'amuser ! Vincent surgit derrière elle pour la taquiner. VINCENT Et si je te ramenais, poupeé...? MARINA (ravie) T'as quelle voiture ? VINCENT Une Lada mais pour toi je vais la conduire comme une Ferrari... MARINA Séducteur ! Allez, ciao, les filles...On n'a qu'une vie !(fait signe à Katia qui téléphone, appitoyée) La pauvre... Ciao, ragazzi ! (va vers Bianca) Excuse-moi de filer comme ça. Pour ce qui est de ta pièce... VINCENT Quelle pièce ? MARINA Celle qu'elle écrit sur nous... tu sais bien : elle observe, elle observe et puis elle écrit une pièce sur nous. Elle nous a toujours fait le coup...(à Bianca) Pour ta pièce, la révolution et tout ça, chacun qui dit le contraire de l'autre, je voulais te dire une seule chose : la nuit de la révolution, j'étais seule chez moi devant la télé et j'ai eu envie de me suicider...Allez, ciao et... écris bien ! Elle s'enfuit en riant avec Vincent. KATIA (au téléphone) ...mais avant tu n'étais pas là, Igor, je t'ai appelé...je te le jure...y'a plein de gens ici qui peuvent te le confirmer...C'est vrai : tu ne leur parles pas... A l'avant-scène, Bianca est restée seule avec Violeta. BIANCA Silé n'est pas marié ? VIOLETA Non...C'est dur de trouver une femme aussi bien que lui... BIANCA Tu le vois avec les yeux de l'amour... VIOLETA Silé...Silé....c'est un homme... BIANCA Pourquoi tu ne te rapproches pas de lui ? VIOLETA Je vais te dire une chose que je n'ai jamais dite à personne. Quand Vita est morte, je savais que je ne pouvais plus avoir d'enfants. J'ai donc essayé d'adopter ses orphelins et, pour le dossier d'adoption, je suis allée demander l'attestation médicale à Silé. Heureuse d'avoir l'occasion de le revoir... Je suis allée à son hôpital...j'avais dépensé un mois de salaire en shampoing et en pafum au marché noir...pour essayer d'être jolie. Je l'ai croisé dans le couloir avec ses assistants derrière, dans sa blouse blanche... A l'hôpital, il est vraiment lui-même...très chaleureux, très humain mais très strict aussi : pas de familiarité, les cheveux courts, le menton, tu sais comme il le tient : haut, comme ça...un peu provocateur. Je lui ai raconté de quoi j'avais besoin mais il devait entrer au bloc opératoire...comme c'était urgent, il m'a dit de revenir le soir. Je ne suis pas partie : je suis restée en salle d'attente, j'ai traîné dans les couloirs comme une petite souris. Pour moi ce n'est pas difficile de passer inaperçue : je suis si quelconque... Je l'ai vu entrer en salle d'opération : il était beau, grave, de temps en temps son rire bref quand il rassurait un malade...Silé, tu sais... : c'est un chevalier...Je l'ai vu entrer : il en est ressorti trois heures après. Fatigué, des cernes sous les yeux, beau : le chevalier après le combat. Trois heures d'affilée, tout le temps où il a opéré, j'ai été avec lui, en nage, le souffle coupé, le coeur battant la chamade, j'étais reliée à lui, je lui transmettais mon énergie... puis je suis allée dans son bureau... huit heures du soir : il était préoccupé. Une jeune infirmière se tremoussait autour de lui, sa blouse ouverte sur les seins...elle était très jolie mais il ne la voyait pas : il m'a parlé de son patient... Une tumeur chez un enfant : il avait fait de son mieux mais il avait peur que le petit ne s'en sorte pas...puis il a commencé à remplir mes formulaires...L'infimière a fini par s'en aller, dépitée, et Silé m'a dit : "Je n'ai pas mangé depuis ce matin, je mange jamais avant une opération, si on dînait ensemble..." Regarde : rien qu'en me souvenant, regarde mon bras : j'ai la chair de poule... Dans mes rêves les plus beaux, je n'avais pas imaginé ça...: qu'il m'emmène dîner... BIANCA (ironique) Chez lui...? VIOLETA C'est vrai : tu ne peux pas comprendre...Ca se passait il y a sept ans, dans un des pires moments de "l'âge d'or" : il n'y avait pas de lumière dans les rues, pas un seul restaurant ouvert ... Pour rester le soir avec des amis, il n'y avait pas d'autre possiblité à part les inviter chez soi... Et chez Silé c'était si beau...Tout était blanc, propre, simple... il a sorti du frigo des plats que sa mère lui avait préparés...Il m'a rechauffé des boulettes de viande et il m'a dit :" Tu ne bouges pas, Violeta, j'adore faire du travail bête : ça me repose l'esprit..." (elle montre à Bianca son bras frissonnant d'émotion) Tu vois? De nouveau : rien que de réentendre sa voix dans ma tête... Silé ne savait plus comment tuer le temps jusqu'au lendemain quand il allait enfin savoir l'état de l'enfant opéré...Il mettait le couvert...quand j'y pense : lui , il met le couvert et mon mari qui ne ferait ça pour rien au monde...et mon mari n'est ni beau ni intelligent...(elle a les yeux embués par le souvenir : elle est seule avec Silé) " Je prépare tout mais sois gentille : raconte-moi une historie, ça me reposera, Schéhérazade"... il m'a appelée Schéhérazade..."une voix de femme qui raconte, y a rien de meilleur au monde"...Alors je lui ai raconté... tout : mon opération ratée, la stérilité, Prodan-fils, même mon mariage, comme je n'en avais jamais parlé...rien que la vérité : que je m'étais mariée uniquement pour avoir des enfants et que j'étais bien attrappée...après il a téléphoné à l'hôpital : rien de neuf. Je savais bien que si je rentrais à la maison à cette heure-là, passé onze heures, j'allais me faire rosser mais je n'avais qu'un désir : que Silé me garde encore...puis il était si inquiet pour son patient : j'étais si fière de pouvoir l'aider à attendre. Il s'est mis à fumer puis à boire, il était ailleurs...dans la salle de réveil...il ne m'en a rien dit mais il n'en avait pas besoin : je le connais si bien... on aurait été jumeaux que je ne le connaîtrais pas ausssi bien...A cet instant-même, regarde-le en train de parler à Robescou : il a l'air poli et détendu...mais il ronge son frein, il essaye de se maîtriser parce qu'intérieurement il bout de colère. Robescou, très bizarrement, lui ressemble un peu...c'est curieux comme ils étaient souvent avec les mêmes femmes ... Mais Robescou est un ange déchu qui ne pardonnera jamais à Silé d'avoir gardé la grâce... BIANCA ...(mutine) Je suppose que l'ange a fini par te prendre la main, te regarder dans les yeux.... VIOLETA Tu ne le connais pas...C'est moi qui lui ai pris la main, moi qui l'ai regardé dans les yeux et qui lui ai demandé si ça ne le dégoûtait pas de coucher avec une vieille camarade de classe qui a toujours été amoureuse de lui mais qui fait pipi dans une poche en plastique...il m'a dit :" Au contraire : je vais te montrer deux ou trois trouvailles médicales pour tirer parti de la situation"... Et après, Bianca...après...(rêveuse) BIANCA (faussement fascinée) Il avait deux sexes ...!? Trois ? VIOLETA Tu te moques de moi... BIANCA J'espère seulement que cete andouille est digne de l'amour que tu lui portes : c'est carrément une adoration mystique. VIOLETA On a raison de dire qu'un homme ne se revèle qu'au lit... je croyais connaître Silé, je savais qu'il était à part, qu'il comprenait tout mais là... une nuit comme ça dans la vie d'une femme... après, elle peut mourir en paix...Même le lendemain, quand mon mari était en train de me donner la pire tannée de ma vie, je souriais encore ...le souvenir de la nuit était plus fort que les coups... Je souriais...et je pleurais de bonheur... en silence. Ca l'a même arrêté : il a dû se dire qu'il avait cogné trop fort et que j'étais devenue folle...je me baigne dans le souvenir de cette nuit à chaque instant...depuis sept ans... KATIA Je dois rentrer : Igor fait une crise...mais j'ai été contente de venir... Tu peux inviter Igor à nous rejoindre... KATIA Oh la la : tu ne le connais pas...probablement qu'on se voit pour la dernière fois et je ne sais pas ce qu'il faut te dire, Bianca...tu n'as pas changé...je ne sais même pas ce que ça veut dire...bon : j'y vais...Personne ne s'apercevra que je suis partie...Comme d'habitude(elle sort)... VIOLETA (regardant Katia partir) La pauvre... BIANCA (à Violeta) Tu n'as pas essayé de revoir Silé après cette nuit? VIOLETA Je l'ai appelé quelques semaines après : à l'hôpital ...il était heureux, heureux : son patient s'était rétabli, il m'a demandé des nouvelles de mon adoption ...j'ai jamais su s'il faisait semblant d'avoir oublié parce que je ne lui avais pas plu ou s'il avait vraiment oublié...je crois qu'il était si préoccupé de son malade, qu'il avait tellement bu ce soir-là...il ne se rappelait pas...il ne se rappellait pas...(elle pleure) BIANCA C'est mufle... Il ne se rappelait pas...Pour être gentil, il m'a même parlé d'une nouvelle technique d'insémination artificielle...Je lui ai demandé si c'était possible avec ma poche en plastique et il m'a répondu :"Tu as une sonde urinaire...? je ne savais pas..." Il avait oublié...c'était le plus beau jour de ma vie... LE SOMMELIER Un appel pour Madame Dobresco ! VIOLETA C'est moi...(elle se lève et va vers le téléphone)Voilà : le rêve est fini...(au téléphone, voix d'une infinie douceur) Allo, mon chéri ?... J'arrive, bien-sûr... Excuse-moi : c'est si tard !...Tu es devant le restaurant ?... D'accord, mon chéri : je sors tout de suite... oui, chéri : je sais que tu fais un scandale si en cinq minutes je ne suis pas arrivée... je sais, chéri, que je n'ai pas intérêt à tarder sinon tu vas me donner une baffe qui va me sonner les oreilles ...A tout de suite, mon chéri. (elle raccroche et sourit à Bianca) Tu disais que ta vie privée était un échec ? Je crois que tu es trop dure avec toi, chérie...(Bianca la prend dans ses bras, la serre très fort, elles pleurent toutes les deux; Violeta se dégage avec douceur) Faut que j'y aille, sinon...(Violeta se dirige vers le groupe des hommes) Au revoir, les garçons ! (elle leur envoie des baisers sur le bout des doigts; arrivée devant Vlad, elle le regarde avec tendresse et fait un signe de croix au-dessus de sa tête) Que Dieu vous garde... (se levant)Tu ne veux pas rester encore, Violeta ?...il faut que tu nous racontes ce que tu deviens... VIOLETA (souriant aux anges)La prochaine fois ... là, je dois rentrer mais je penserai à toi... je penserai à vous tous, tous les jours, les garçons...(Violeta, en sortant, croise Bianca ) Nous deux n'avons pas changé : toujours sans carapace...on souffre toujours autant et encore, t'as de la chance : tu as quelques préjugés comme bouclier...Je te laisse mon secret...dans ton coeur, je sais qu'il sera bien gardé...Quand tu y penseras, vis comme si tu vivais aussi un peu pour moi...je te remercie : tu ne sais pas quel cadeau tu m'as fait en m'invitant ce soir...j'y vais ! les cinq minutes sont passés : la réalité se lève......Bonne nuit et merci à tous ! (elle sort) BIANCA (au sommelier) J'aimerais avoir l'addition, s'il vous plaît... LE SOMMELIER Ces Messieurs m'ont déjà payé... BIANCA Qui ça? Le SOMMELIER Les deux infirmes...(réalisant ce qu'il vient de dire)Excusez-moi : je suis si fatigué...Ils étaient venus tous les deux : chacun voulait payer. Je suis arrivé à leur faire faire une chose en commun. Ce n'était pas évident : ils ne se parlaient pas encore vraiment... LES DERNIERS BIANCA (allant vers eux )Valentin, Silé, merci...il ne fallait pas... RADOU Ils t'ont envoyé des fleurs...? BIANCA En quelque sorte...à toi aussi, andouille ! RADOU Ce langage vulgaire... : je retrouve notre Bianca ! ROBESCOU A elle, ça lui va... SILE Elle ne sait pas toujours ce qu'elle dit.... BIANCA C'est parfaitement exact. RADOU Vous savez qui manque sur la photo de classe ? TOUS Bien sûr : c'est toi... RADOU ...je ne vous ai pas manqué...je ne me suis même pas manqué : pendant vingt ans, je croyais être dessus, je croyais être celui-là... BIANCA Mais non : c'est Vlad...il est presque de dos mais c'est Vlad. RADOU Je viens de le réaliser. (rêveur) Dipolmate j'aurais dû être : toujours là à remuer avec élégance, à parler avec compoction, à me comporter de façon parfaitement protocolaire...important et finalement inexistant, ne gênant en rien la marche des choses par l'irruption vulgaire des sentiments (se lève péniblement, comme un vieillard) Les sentiments...phouah ! (se dirigeant vers la sortie, il arrive devant Bianca)Je t'ai toujours trouvée vulgaire, la princesse : c'est pour ça que je ne peux pas t'encaisser...Vulgaire : t'es tellement vivante que je vois tes glandes secréter tes hormones, je vois le sang te monter au visage par chaque vaisseau quand je t'accuse d'avoir un accent étranger. T'es transparente et si vivante : trop vivante, la princesse ! Aux autres, c'est justement ça qui leur plaît : voir la fornication folle des cellules qui s'appelle "vie" exposée comme ça, sans gêne,... moi, ça me donne la nausée...je suis un reptile à sang froid. Un reptile n'a pas de sentiments et c'est si propre ! ça n'impressionne même pas les clichés photographiques...comme les fantômes...Excusez-moi : j'ai trop bu et ce cigare m'a fait tourner la tête...vous avez bien le bonjour du reptile diplomate : nous vivons dans un monde formidable et nous n'en sommes qu'al mezzo del camin...(il sort en titubant, il croise le serveur...)La nature aime la diversité...hélas... Bianca reste debout, entre Silé et Robescou. Derrière elle, Vlad observe la scène... SILE Il a trop bu... ROBESCOU Ou pas assez... Bianca s'assied entre eux deux. BIANCA Enfin entre hommes... ROBESCOU T'es plus belle qu'il y a vingt ans... SILE T'es inchangée : aussi moche qu'il y a vingt ans... BIANCA (rit) Quand j'irai mal, je viendrai vous voir : vous me remontez le moral... Celui que tu préférais c'était peut-être notre couple : Silé et moi ! SILE Comme ça tu avais le salaud, l'honnête homme et, fatalement, tout ce qui est entre les deux... ROBESCOU Silé et moi, tu le sais bien : on se ressemble... SILE (ironique) Vous me faites trop d'honneur ! ROBESCOU C'est pas un hasard si nous nous retrouvons les derniers : nous sommes le genre à chasser le dinosaure jusqu'au bout... les preux chevaliers et la princesse. Evidemment : chacun des dinosaures très différents mais nous sommes les seuls à être allés si loin et si ouvertement notre chemin... SILE (ironique) Nous sommes des purs...? ROBESCOU (à Bianca) Es-tu heureuse ? BIANCA (rit) J'ai raté une moitié de vie...(rit jaune) mais il me reste l'autre...Je mise surtout sur la tranche de soixante-dix à quatre-vingts ans... ROBESCOU Es-tu heureuse ? BIANCA Seuls les amoureux sont vraiment heureux...Ca doit te faire rire...? ROBESCOU Tu vois : cela ne me fait pas rire... SILE Si je vous dérange, je peux m'en aller et vous laisser roucouler en paix... BIANCA Pourquoi je devais avoir du talent, une vocation? Je ne voulais qu'un grand amour entre mes draps... ROBESCOU Je l'ai toujours su... BIANCA T'as du mérite : moi je ne le savais pas à l'époque... SILE (à Robescou) C'est facile de dire ça après... ROBESCOU (buté) Moi je l'ai toujours su... BIANCA J'ai pêut-être été heureuse mais quand ça s'arrête : j'oublie. Je n'ai pas la mémoire du bonheur....Je ne suis pas une femme. (musique de valse : Le Beau Danube Bleu) Nous sommes les mêmes...comment est-ce possible ? On dirait une faille tectonique : à l'intérieur, nous sommes intacts. Nous avons pourtant appris des métiers, connu des mariages, engendré des enfants, vécu vingt ans et pourtant...nous sommes exactement les mêmes. Faisons gaffe : si on attend encore vingt ans, on sera tout de même un peu changés... Le sommelier s'approche de Robescou. LE SOMMELIER Un coup de fil pour Monsieur Robescou ! ROBESCOU (malicieux) Excusez-moi : le destin appelle. Je reviens. SILE Je le crains... Robescou prend le récepteur. ROBESCOU Vous avez bien fait...(ensuite, il écoute silencieux, de plus en plus voûté)... D'accord : demain matin...(il s'effondre sur une chaise où il reste prostré, hagard) Pourquoi justement ce soir...? Le sommelier tend un verre d'eau à Robescou mais celui-ci ne le voit pas. La lumière change sur un geste de Vlad. Ambiance de rêve et même musique que celle de la grande valse de Robescou, mais maintenant il boîte... Lentement, il sort tout en dansant, les bras enlacés autour d'une partenaire imaginaire... Vlad et le sommelier observent, du fond de la scène, les deux autres personnages ... BIANCA Plus que nous... SILE Inutile donc de s'engueuler... Bianca fouille dans son sac, sort la lettre que Vlad y a glissé, l'ouvre et la lit; elle regarde Sile. avec une infinie affection BIANCA Tu es si gentil avec moi, parfois... SILE (visiblement, n'y comprenant rien) Je peux te conduire chez toi : c'est trop tard pour que tu rentres seule. Tu habites où...? BIANCA (riant) Je n'ai pas eu le temps d'y penser : je n'habite nulle part...ou alors 49 rue Saint-Sauveur, à Paris dans le premier arrondissement...(ils rient) Vlad, tel un hypnotiseur, fait des signes auxquels le sommelier, comme un médium en transe, obéit. Vlad l'attire par des passes lentes juste entre Silé et Bianca. SOMMELIER Je dois partir mais, comme vous m'êtes très sympathiques, je peux vous laisser la clef...vous la cacherez derière le pot de fleurs en partant... SILE Je ne voudrais pas vous embêter : j'ai mon métro dans une heure... SOMMELIER (Vlad continue à le diriger à distance comme une marionette dont il tirerait les ficelles) Reposez-vous ici, tenez : je vais joindre les deux banquettes. Il fait un peu froid : le moment le plus froid de la journée...mais l'aube se lève : je peux éteindre...J'ai été ravi de vous connaître, Mademoiselle... (à Sile)Mademoiselle me rappelle parfaitement ma fiancée, Blanche...j'en ai été profondément amoureux toute ma vie. Un jour...du siècle passé, je me suis enhardi jusqu'à lui toucher la cheville dans le Parc de la Fontaine...mais c'était la plus belle, la plus sage et la plus timide fille de Bucarest... Elle lisait Hegel en original. Elle est partie étudier le piano à Paris et là... ils me l'ont mise en camp au début de la guerre : elle y a disparu...Pfoui : disparition ! Prestidigitation ! En principe, cela se pratique avec des lapins blancs...Je ne me suis jamais pardonné de ne pas l'avoir retenue...Bonne chance, jeune homme... Il sort, dirigé par Vlad. Celui-ci éteint la lumière, la lueur de l'aube baigne la scène et Vlad sort à son tour... SCENE 7 : BUCAREST-PARIS, AURORE... BIANCA Brrr... il fait froid... SILE L'hiver roumain ! BIANCA (riant) Les Balkans... Silé allume une bougie qu'il tient à la main. Ils sont étendus côte à côte pour se tenir plus chaud, emmitouflés dans leurs manteaux. BIANCA Je me rapproche de toi juste pour avoir plus chaud... Silé la regarde longuement. Embarrassée, Bianca veut briser le silence... BIANCA A quoi tu penses ? SILE "Juste...pour avoir plus chaud"... BIANCA Oh là là, je suis mal à l'aise...j'ai toujours été mal à l'aise avec toi... SILE Moi aussi...intimidé...pas mal à l'aise ! Bianca se serre contre lui. BIANCA (riant) Juste pour avoir plus chaud, les Balkans, l'espace carpatho-danubien et tout ça, vous me comprenez... SILE C'est vrai que tu n'as pas changé : tu te croyais toujours obligée de t'excuser dès que tu avais un mouvement naturel...On aurait dit que tu t'excusais de vivre...Je te rassure : vivre, c'est légal... BIANCA (mélodramatique)Je suis une pauvre orpheline : je m'excuse d'avoir survécu à mes parents... SILE Cette histoire de cheville qu'a racontée le sommelier...ça m'a troublé... Tu te rappelles ? Le trente mai...1973...Le Parc de la Fontaine....Nous étions allés nous promener après la photo : tu étais assise dans l'herbe...et tu portais ces petits sabots au semelles de bois et au dessus vert pomme...Ceux de la photo...même en noir-blanc, je les vois en couleur...J'étais assis près de toi, nous étions cinq ou six, un petit groupe qui traînait avant de rentrer... tu parlais, comme d'habitude, j'entendais la musique de ta voix sans m'arrêter au sens des paroles...quand j'ai essayé d'embrasser ta cheville... BIANCA Tu n'as pas essayé : tu l'as fait...! SILE Tu t'es arrêté instantanément de parler...Il s'est fait un silence autour de nous : profond comme un puits...tout le monde s'est tu... BIANCA Les autres ne s'en souviennent plus. Il n'y a que toi et moi qui nous en souvenons... SILE Tu t'es retournée vivement vers moi. Avec un regard si surpris , les yeux grands ouverts...comme si tu me voyais pour la première fois... BIANCA J'essaye de revoir les visages qui étaient autour de nous...il y avait le prince-consort, Vlad,... Violeta n'y était pas , elle s'en souviendrait, elle... SILE Robescou était là... BIANCA Je ne m'en souvenais pas... SILE Lui s'en est toujours souvenu...Embrasser ta cheville : je n'avais jamais fait ça à personne ...Je ne l'ai plus refait...pas de mérite : je n'en ai plus eu envie...Après ce premier regard qui avait échappé, pour une fois ! à la censure de ton cortex d'habitude si vigilant...j'ai eu le coup de grâce : le dragueur de la classe ridiculisé devant tout le monde en embrassant la cheville du parti inaccessible qui, de surcroît, c'était couru d'avance, a retiré son pied avec une répulsion non dissimulée... BIANCA C'était pas de la répulsion... SILE Tu aurais vu ton regard : une étoile toisant une limace à moitié écrasée dans sa bave... BIANCA Mais c'est terrible : je croyais que tu avais compris...avec ton expérience...celle qu'on te prêtait du moins...Ce regard...c'était le trouble...le premier...un trouble intense et profondément physique... SILE Pourquoi tu ne m'as rien dit ? BIANCA J'attendais que tu recommences... SILE Tu dis ça pour consoler un infirme... BIANCA Chiche ? Silé la regarde un instant puis, il lui embrasse la cheville...Elle est très troublée ; lui aussi...Elle s'approche de Silé et l'embrasse passionnément... BIANCA Tu auras mis du temps... SILE Mon bras : je n'ai pas encore l'habitude. C'est la première fois que...après l'acc... Elle lui ferme la bouche d'un baiser... SILE Pendant vingt ans...J'ai tant rêvé de te faire l'amour, de pétrir tes seins avec mes deux mains...les deux ! BIANCA J'étais amoureuse de toi : pas de ta main ... En même temps, ils soufflent la flamme de la bougie. Mais cela ne change rien : l'aube était là. Ils rient et ils s'étreignent.
UNE VALSE D'IL Y A VINGT ANS... Lentement, silencieusement, tous les autres personnages, reviennent en scène. Ils portent les uniformes de la photo : les filles des chasubles marine par-dessus une blouse bleu ciel, les garçons des complets veston bleu marine à la cravate marine. Tous portent sur le bras gauche un numéro matricule. Mélodie sirupeuse italienne des années soixante : tu, il mare, io, amore, sempre e tutti quanti. Marina fait des meses basses avec Violeta quand Silé rejoint les autres personnages. Marina essaye de persuader son amie d'aller vers Silé mais Violeta gesticule : elle n'ose pas. Marina, voulant prouver à Violeta que ce n'est pas si compliqué, va inviter Silé à danser. Ils commencent à danser au moment où Bianca, dans ses habits "civils" entre en scène. Silé tréssaille, Bianca lui jette un regard dédaigneux et va s'asseoir dans un coin où Katia fait déjà tapisserie. Aussitôt Bianca assise, Katia comence à lui parler. Bianca opine de temps à autre : on sent parfaitement qu'elle n'entend rien de ce que l'autre lui dit. Radou et Vincent palabrent entre eux dans un coin. Robescou entre : il s'assied à côté de Bianca. La danse étant finie, une autre musique sirupeuse commence. Silé se dirige vers Bianca mais, comme Vlad vient d'entrer, Bianca, en guise de représailles, va inviter Vlad. Silé se retrouve devant Katia qu'il invite à danser : ils dansent avec un air profondément ennuyé. Radou danse avec Violeta et Vincent avec Marina. De temps à autre, un danseur frappe dans ses mains et tout le monde change de partenaire. Ainsi Silé se retrouve en train de danser avec Violeta, ravie, Radou pompeux avec Katia, Vlad gai avec Marina et Bianca avec Vincent...Comme Vincent serre d'un peu trop près Bianca , Vlad et Silé se regardent : ils frappent des mains et, par la suite, malgré les changements de partenaires, ils s'arrangent pour que Bianca ne danse qu'avec l'un ou l'autre. Robescou regarde émerveillé ce manège. La musique, de plus en plus vive, finit par la valse, récurrente : Les Vagues du Danube de Ivanovici...Bianca valse avec Silé de façon passionnée et harmonieuse mais une violence très sensuelle se dégage de leur couple. Les autres s'écartent pour leur laisser le centre, Robescou se lève et boîte dans leur direction comme s'il voulait les arrêter mais il s'arrête, cloué sur place par leur tourbillon : cette valse est la prémonition et la métaphore de leur première nuit d'amour. Soudain, tous deviennent graves et tristes comme les automates blafârds et grâcieux qui s'agitent sous leurs cloches à musique. Bianca et Silé s'éloignent pour revenir à leurs banquettes, les autres sortent, graves, comme un cortège funèbre. et dansant...
APRES L'AMOUR Essouflés...Visiblement après l'amour. Enlacés... BIANCA Je n'ai plus froid... SILE Je n'ai plus peur...on a tous les deux fait une bonne affaire... BIANCA Muflerie typiquement roumaine... SILE C'est vrai : je suis un mufle...et je vous fais mes plus humbles excuses, tout en promettant de ne jamais recidiver...(il lui fait un baise-main très cérémonieux) BIANCA Si j'avais été un homme... SILE Ce qui aurait été vraiment du gâchis... BIANCA ...j'aurais été aussi douce...doux que toi, j'espère... SILE Je suis l'homme que tu aurais voulu être ...(il l'embrasse sur le front)...Qu'est-ce qu'on attend pour fabriquer de petites copies conformes ? BIANCA Je ne peux pas avoir d'enfants... SILE Toute seule : non ! mais si tu es très sage, je t'expliquerai ... BIANCA (rit) Mais je ne peux pas... SILE Un jour, j'ai embrassé ta cheville et ce trouble ne m'a pas quitté pendant vingt ans...Un désir pareil n'appartient pas au quotidien : on est dans le magique ! BIANCA C'est les Balkans... SILE Si tu veux des enfants, dans l'espace magique tout est toujours possible... BIANCA Et c'est un médecin qui dit ça... SILE Justement : je suis bien placé pour avoir perdu mes ilusions sur la toute-puissance du réel mais j'ai entrevu les possibilités du magique...elles sont infinies...Exemple : vingt ans après, dans l'espace magique, qu'est-ce que tu me dirais ? BIANCA Je t'ai toujours aimé... SILE Tu vois bien : dans l'espace magique tu arrives à énoncer une vérité que tu as toujours nié dans le réel. BIANCA Et que me répondrais-tu ? SILE Je n'ai jamais cessé de t'aimer...je me rappelle même le premier regard d'animosité que tu m'as jeté en me voyant pour la première fois, le jour de la rentrée des classes, au Lycée Petresco... BIANCA On se faisait déjà la gueule... SILE Dans le réel. Dans le magique, on s'aimait déjà... BIANCA Ce jour de mai, le jour de la photo, je me le rappelle parfaitement... SILE Moi aussi... BIANCA Je me rappelle tout ce que tu m'as dit. SILE Moi aussi. BIANCA Tu m'as fait des propositions... SILE Vraiment ? BIANCA Après m'avoir embrassé la cheville, tu t'es levé et tu t'es enfui... SILE Enfui, moi ?...Voyons... BIANCA Parfaitement : tu t'es enfui mais, une heure après, tu es venu à l'internat, tu m'as fait appeler et tu m'as parlé... SILE ...me rapelle pas... BIANCA ... j'étais rentrée tout de suite parce que je sentais que tu allais venir...plutôt : je l'espérais ! En arrivant, tu étais essouflé, en nage ... SILE Après t'avoir quittée, j'avais couru à en perdre haleine...pour me punir... BIANCA De quoi ? SILE De ne pas t'avoir enlevée, violée, demandée en mariage, que sais-je...? BIANCA Justement : sur le seuil de l'internat, tu m'as proposé tout ça... SILE Et tu t'es enfuie pendant que je parlais... A quoi bon revenir la-dessus? BIANCA Si ta proposition tient toujours, ma réponse est oui... SILE Je vis dans quarante mètres carrés, je suis infirme, je ne gagne que vingt mille lei par mois et j'ai une vieille mère à charge. BIANCA Est-ce que tu pourras me faire l'amour tous les jours ? SILE Est-ce que tu pourras te passer de femme de ménage...ou te contenter de l'avoir une fois par semaine ? BIANCA Est-ce que je pourrai à nouveau écrire en roumain ? SILE Tu écriras en français : tu as toujours été un peu d'ailleurs... BIANCA (le prenant dans ses bras) Pourquoi tu me dis ça ? SILE Parce que tu avais presque la même robe il y a vingt ans... BIANCA Je crois que je suis enfin devenue une femme... SILE Comment tu le sais ? BIANCA Je commence à avoir la mémoire du bonheur : je sens encore la trace de tes mains sur mon corps... j'ai enfin des racines dans le présent... SILE On se marie, quand ? je propose, la première date cruciale : le cinq mars ! c'est mon anniversaire... BIANCA (effarée)Non?! Pas le cinq mars !!! SILE Ca pose un problème?...Tu ne vas pas me dire que tu crois aux signes... BIANCA Tu ne peux pas être né un cinq mars... SILE Tu veux une preuve? tiens : mon passeport ! (il sort un passeport vert; il le lui montre) Qu'est-ce qu'il ne faut pas faire... Bianca sort son propre passeport, de couleur grenat, et le lui tend. Chacun regarde dans le passeport de l'autre... SILE (ébahi) Le cinq mars...?! Intermède musical. LA BOULE A ZERO On peut voir Bianca, portant un fichu pour cacher sa tête rasée, en train d'écrire ou de relire, avant de l'envoyer, la lettre qui suit. Cependant, le plus juste serait une projection d'une photo : Bianca, tête rasée, souriant plus heureuse que jamais. Pendant ce temps-là on entendrait sa voix en off. Mon chéri, tu m'avais demandé quand tu m'as conduit à l'aéroport si je pouvais à nouveau supporter une existence sans confort matériel après les fastes de Paris et le train de vie que j'avais mené auprès de mes précédents presqu'époux. Je ne t'ai pas répondu parce que je t'aime et on ne saurait mentir à son amour, fût-ce par précipitation...Je ne savais pas : vivre dans une ville plongée dans l'obscurité, avoir de l'eau chaude de temps à autre, ne manger des bananes qu'une fois l'an, après tout, peut-être que c'était des empêchements majeurs...Depuis mon retour à Paris, il y a trois jours, j'ai dormi...Trois jours d'affilée ...pendant lesquels j'ai rêvé autant que dans une vie entière, autant qu'en deux ...des rêves en roumain mélangés à des rêves en français; parfois tu avais vingt ans, d'autres fois quarante...je nous ai même rêvés ensemble dans un asile de vieillards... A propos : je ne comprends pas comment quelqu'un qui m'aime autant que tu prétends m'aimer puisse tenir aussi longtemps sans me téléphoner ou m'écrire ! C'est vrai que tu m'as envoyé sept lettres et deux fax mais les dernières nouvelles de toi, c'était il y a mille ans ...donc : deux jours... Quand j'ai émergé de ces trois jours de sommeil, j'étais au clair avec ma conscience...je suis allée chez le coiffeur...où j'ai fait raser mes cheveux...Si tu passes la main dans le bon sens je suis comme un cocon de ver à soie, mais à rebrousse-poil je suis comme un hérisson. Il paraît que ça repousse vite...Je ne sais pas trop pourquoi je l'ai fait ...je me rappelle vaguement qu'on m'avait rasé la tête à six ans quand je suis entrée à l'orphelinat...à coup sûr, une nouvelle vie commence, donc : la boule à zéro...Je débarque tard dans cette histoire puisque tu m'aimais depuis vingt ans et moi seulement depuis...que nous nous sommes connus...mais en cadeau de bienvenue voici mes boucles que je glisse dans l'enveloppe ...Tout ça pour te dire que les bananes une fois l'an et l'absence d'eau chaude, ne m'effrayent pas. Je reviendrai donc très vite...auprès de toi...et nous recommencerons tout sur les lieux du crime...dans quarante mètres carrés...Le bébé est roumain : il doit rentrer au pays...Si tu m'aimais tu aurais dû me retenir à l'aéroport. Je sais bien que tu me laissais partir par respect pour ma volonté mais tout de même...La dernière fois que tu as respecté ma volonté, on en a pris pour vingt ans !... J'ai laissé traîner cette lettre sur le bureau des jours et des jours, je n'arrivais pas à la finir...tu me manques tant et les mots sont si pauvres...Je pense à toi à chaque instant et à chaque instant tu me manques ...de plus , je ne me sentais pas bien...j'ai reçu ta lettre et le billet d'avion : Paris-Bucarest aller simple... ça m'a fait rire...je boucle mon travail sur jeunesse-sans-vieillesse, je le remets à l'éditeur et j'arrive...Je sais que tu tiens tes promesses. Tu te rappelles ce que tu m'avais promis ? Que tu me donneras trois enfants... Hier, j'ai revu en rêve ma grand-mère analphabète et toute ma famille décédée : ils m'on annoncé qu'ils avaient un héritier... Ce matin, j'ai fait le test...Je suis enceinte d'un mois, nous sommes dans le monde magique et, je t'aime....(elle fait un clin d'oeil tout en fermant l'enveloppe ) le bébé est Roumain...il va rentrer au pays...et sa langue maternelle sera le français...
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